<Mise à jour du 5 mai 2013/> Dans une réponse à une question parlementaire de la députée Françoise Guégot, le Ministère de la Culture et de la Communication affirme froidement que les accords signés font naître une exclusivité sur les fichiers numérisés et que ces derniers ne relèvent pas du domaine public de la propriété littéraire et artistique. Autrement dit, pour le Ministère de la Culture, la numérisation ferait renaître des droits sur les œuvres. D'autre part, la confusion entre la domanialité publique (ouvrages physiques) et le domaine public de la propriété littéraire et artistique (œuvres) continue à être savamment entretenue : "les documents physiques, qui sont la source de la numérisation et qui relèvent du domaine public, ne sont grevés d'aucune exclusivité : ils peuvent toujours être numérisés ou communiqués à qui en fera la demande" Oui, mais à quoi bon, si les œuvres ne sont plus libres ? </Mise à jour du 5 mai 2013>
L'annonce par la Bibliothèque nationale de France de la signature de deux accords avec ProQuest, Believe Digital et Memnon Archiving Services pour la numérisation de livres anciens de 1470 à 1700 et de 200 000 disques vinyles 78 et 33 tours suscite des réactions d'hostilité très vives, y compris du côté des associations professionnelles de bibliothécaires qui y sont toutes allées de leur communiqué : l'ABF, l'IABD, l'ADBU, l'ADBS, l'ADDNB... Il faut dire que le programme de numérisation est assorti de clauses d'exclusivité particulièrement préoccupantes de nature à porter atteinte à l'intégrité du domaine public.
Mais de quel domaine public parle-t-on ici ? Il n'existe pas un mais deux domaines publics en droit français : un domaine public de construction doctrinale relevant de la propriété littéraire et artistique et un domaine public au sens administratif, l'un orienté davantage vers le contenu des œuvres, l'autre vers leur matérialité.
Le domaine public au sens de la propriété littéraire et artistique
On définit par domaine public l'ensemble des œuvres de l'esprit auxquelles ne sont plus attachés des droits patrimoniaux. Sauf exception, l'échéance des droits patrimoniaux advient 70 ans après la mort de l'auteur.
Tous les ouvrages faisant l'objet des accords de numérisation avec ProQuest porte sur des ouvrages "tombés" dans le domaine public.
Le domaine public au sens administratif
Le Code général de la Propriété des Personnes Publiques (CG3P) distingue le domaine public et le domaine privé des personnes publiques.
D'après l'article 2012-1 du CG3P, les livres rares, anciens ou précieux font partie du domaine public mobilier de la personne publique. Le CG3P ne dit rien du patrimoine immatériel issu de la numérisation de ces ouvrages : appartient-il au domaine public de la personne publique ou à son domaine privé ?
Si l'ensemble des fichiers numérisés appartiennent au domaine public de la personne publique (scénario préconisé par T. Soleilhac, « Les bibliothèques numériques, un domaine public immatériel », AJDA, 2008) le patrimoine immatériel issu de la numérisation bénéficie en ce cas, de la protection inhérente au domaine public de la personne publique : inaliénabilité des biens (ce qui semble exclure l'exclusivité d'accès...), continuité du service public, liberté d'accès des citoyens.
Si l'ensemble des fichiers numérisés appartiennent au domaine privé de la personne publique (scénario préconisé par Jean-Gabriel Sorbara http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2009-01-0038-005), cela signifie que la personne publique peut gérer le produit de la numérisation comme elle l'entend, y compris assortir l'accès aux contenus de clauses d'exclusivité...
Interférences entre les deux domaines publics
Il y a un risque d'interférence entre domanialité publique et domaine public de la propriété littéraire et artistique. Le nœud du problème se résume ainsi : quelle est l'articulation entre la domanialité publique et le domaine public (de la propriété littéraire et artistique) ? Pour le dire autrement : une personne publique peut-elle gérer librement son domaine public quand ce dernier inclut des œuvres qui appartiennent au domaine public (de la propriété littéraire et artistique) ?
Il n'y a pas de jurisprudence sur la question (il y a bien un arrêt récent du Conseil d'Etat, mais trop succinct). A vrai dire, il n'est pas certain qu'une jurisprudence élucide un jour la question, pour deux raisons au moins. Tout d'abord il existe en droit français une séparation nette, héritée de 1790, entre les deux ordres de juridiction, l'ordre administratif et l'ordre judiciaire. Ensuite le Code de la Propriété Intellectuelle érige un rempart contre tout risque d'assimilation des deux domaines : d'après l'article 111-3, la propriété incorporelle est indépendante de l'objet matériel.
On peut cependant se tourner vers la pratique, pour examiner quelle réponse est apportée par les institutions concernées. Dans les faits, on a le sentiment que les institutions culturelles invoquent la domanialité publique pour estomper ou amoindrir le fait de l'appartenance des œuvres au domaine public (au sens de la propriété littéraire et artistique).
@calimaq en donne un bon exemple dans l'article "I have a dream : une loi pour le domaine public en France !" Les mentions légales du site de Gallica énoncent que :
"2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques."
Pourquoi cette mention explicite du CG3P alors que le reste des conditions générales d'utilisation traite du domaine public au sens de la propriété littéraire et artistique et non au sens administratif ? Parce qu'elle permet de suggérer que, puisque la BnF est titulaire d'un droit de propriété (au sens administratif) sur les contenus numérisés, elle est en droit de gérer l'accès aux œuvres numérisées comme bon lui semble.
Mais en règle générale, les Conditions Générales d'Utilisation (CGU) des sites d'institutions culturelles dédiés à la mise en valeur de fonds numérisés n'invoquent pas explicitement la titularité d'un droit de propriété au sens du CG3P. C'est plus subtil. Tout est dans la suggestion... Les CGU sont là pour dire à l'internaute :
"l'institution culturelle ne veut pas que vous oubliiez qu'elle est titulaire d'un droit de propriété sur ces œuvres qui font partie de son domaine public [au sens administratif] et qu'elle seule en maîtrise la réutilisation; et pour vous le prouver elle vous empêche d'empiéter sur ses plates-bandes : elle vous interdit de réutiliser comme bon vous semble ces œuvres du domaine public [au sens de la Propriété Littéraire et artistique]"
... Comme si la propriété matérielle des biens était synonyme d'un droit de propriété sur le patrimoine immatériel numérisé ! Subrepticement, le domaine public des œuvres est sacrifié sur l'autel de la propriété...
Dans les lignes qui suivent, on ne parlera plus que du domaine public au sens de la Propriété Littéraire et Artistique.
Comment pourrait-on définir le domaine public des œuvres ?
Le domaine public (de la Propriété Littéraire et Artistique) ne se réduit pas à une question d'appropriation. On pourrait le définir au moyens de trois critères.
Le domaine public est inappropriable
Les œuvres du domaine public sont des biens communs de la connaissance. En tant que telles, elles appartiennent à l'Humanité, c'est-à-dire à personne.
Quand on parle de la propriété d'objets matériels, supports des œuvres, les trois traits définitoires de la propriété classique restent pertinents : la propriété se divise en fructus (le droit de jouir du bien), en usus (le droit de l'utiliser), et en abusus (le droit d'en disposer).
Mais, comme le montre bien Philippe Aigrain, quand on parle de contenus d'œuvres numérisées du domaine public, la notion d'abusus n'a plus de sens : personne ne peut priver l'autre de l'accès à des œuvres du domaine public, qui sont des biens communs de la connaissance. Est ainsi mise au jour l'inanité d'un discours qui consiste à annexer à la sphère de la propriété, ce qui appartient au Patrimoine de l'Humanité. (Remarque que j'avais déjà faite dans le précédent billet avant de la raturer, parce qu'elle était formulée de telle façon qu'elle entretenait trop à mon avis, une confusion entre les deux types de domaines publics).
Le domaine public est un bien de la connaissance universel. Il doit être librement et universellement accessible. L'accès au patrimoine immatériel issu de la numérisation des livres anciens de 1470 à 1700 ne doit pas être restreint à des institutions abonnées ou à un public captif intra-muros.
Le domaine public est incorporel
En dernière analyse, c'est parce que le domaine public est immatériel qu'il met en échec la théorie classique de la propriété et l'approche ethnocentrée des questions de gestion et de partage des biens communs de la connaissance.
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