"Ouverture des données publiques culturelles".
A priori, l'expression n'a rien de spécialement bizarre... De grandes institutions se sont déjà lancées dans l'aventure: l’Université de Yale aux Etats-Unis
a placé récemment 250 000 images numérisées issues de ses collections dans le domaine public, la Bibliothèque du Congrès a créé un
National Jukebox destiné à la réutilisation de ses enregistrements sonores, Europeana a mis en place un
Data Exchange Agreement aux termes duquel toutes les métadonnées sont publiées sous licence CC0, etc.
Mais, en France, au regard du droit positif et des pratiques des établissements culturels, on peut dire que l'expression "Ouverture des données publiques culturelles" est quasiment un oxymore... Pourquoi cette situation? Comment se fait-il que les institutions culturelles françaises (bibliothèques, archives, musées) paraissent dans leur ensemble si à la traîne concernant les questions liées à la libération des données ?
C'est que les fondations auxquelles elles s'adossent pour construire une politique en la matière, ne sont guère plus solides qu'un sol glissant. On s'attendrait à une assise ferme, il n'en est rien. Les institutions culturelles ne connaissent du droit d'auteur et de la libération des données que ce qui en constitue l'exception.
Ce constat est le fruit d'un état de droit, le législateur reléguant les institutions culturelles dans un statut faussement protecteur. Mais aussi, comme nous le verrons, la situation tient à un état de fait. L'exception culturelle n'est en rien un régime obligatoire pour les institutions culturelles, il leur suffirait d'exciper du caractère facultatif de l'exception pour ne pas l'appliquer et revenir dans le droit commun de l'ouverture des données publiques... Seulement, ce n'est pas du tout comme cela que cela se passe en pratique.
Or le choix de l'exception culturelle rejaillit notamment sur la manière de traiter la question du droit d'auteur appliquée aux œuvres du domaine public numérisées.
En fait, le régime juridique des données publiques culturelles est constitué d'une superposition de couches de droits parfois compatibles, parfois antagoniques. Nous allons donc nous livrer à une description des strates accumulées, qui, bien que déposées successivement, agissent simultanément l'une avec ou l'une contre l'autre.
1) Le droit des bases de données
Le régime de protection des bases de données a été mis en place par la loi du 1er juillet 1998 transposant la directive européenne du 14 mars 1996. En soi, le régime juridique des bases de données constitue déjà un feuilleté de trois types de droits détaillés dans le
Code de la Propriété Intellectuelle:
• le droit d'auteur applicable lorsque la structure de la base, par le choix ou la disposition des matières, constituent une création intellectuelle originale (Article L112-3)
• le droit d'auteur sui generis du producteur de la base de donnée, "entendu comme la personne qui prend l'initiative et le risque des investissements correspondants, bénéficie d'une protection du contenu de la base lorsque la constitution, la vérification ou la présentation de celui-ci atteste d'un investissement financier, matériel ou humain substantiel" (Article L341-1)
• le droit d'auteur sur les éléments constitutifs de la base de données (articles, images, etc): nous reparlerons de ce droit un peu plus loin, et préciserons de quelle façon ce droit est partiellement ou totalement paralysé par le jeu de l'exception culturelle
2) Le droit des données publiques
Le droit des données publiques s’est sédimenté en 3 grandes étapes :
La loi du 17 juillet 1978 consacre le principe de la réutilisation des données publiques. L’article 10 énonce :
Les informations figurant dans des documents produits ou reçus par les administrations mentionnées à l'article 1er, quel que soit le support, peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d'autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus.
La circulaire émise le 26 mai 2011 impose à tous les ministères, y compris ceux de la Culture et de l’Education, de verser leurs données dans le portail "data.gouv.fr". La circulaire pose
le principe de réutilisation gratuite des données publiques. La redevance devient l'exception:
La décision de subordonner la réutilisation de certaines de ces informations au versement d'une redevance devra être dûment justifiée par des circonstances particulières. Ces informations devront être au préalable inscrites sur une liste établie par décret.
3) Le (non-)droit de l'exception culturelle
La circulaire de 2011 dit bien que les Ministères sont tenus de se conformer au principe de réutilisation gratuite des données publiques, mais n’annule en rien un principe dérogatoire énoncé par l’art. 11 de la loi du 17 juillet 1978 :
Par dérogation au présent chapitre, les conditions dans lesquelles les informations peuvent être réutilisées sont fixées, le cas échéant, par les administrations mentionnées aux a et b du présent article lorsqu'elles figurent dans des documents produits ou reçus par :
a) Des établissements et institutions d'enseignement et de recherche ;
b) Des établissements, organismes ou services culturels
Cet article est le fondement de l’exception culturelle en matière de réutilisation des données publiques. Il crée une situation assez schizophrénique où les Ministères de la Culture, de l’Education et de l’Enseignement Supérieur sont tenus d’appliquer une politique d’Open Data, quand les musées, archives, bibliothèques, centres de documentation qui dépendent de ces tutelles sont libres d’y déroger pour édicter leurs propres règles de réutilisation des données publiques.
Deux exemples pour illustrer la façon dont les établissements culturels peuvent grâce à l’exception culturelle, aménager un régime spécifique de communication des données :
a) le blocage de la réutilisation commerciale des œuvres du domaine public numérisées
Les
Conditions Générales d’Utilisation de Gallica stipulent que le principe de réutilisation gratuite des œuvres du domaine public numérisées ne s’applique pas en cas de réutilisation commerciale, laquelle est soumise à redevance. Normal, direz-vous ? Eh bien, non. Il s'agit d'œuvres du domaine public : leur réutilisation ne devrait pas être assortie de l’acquittement de droits patrimoniaux, quelle que soit la destination qui en est faite.
b) revendication par l'administration d'un droit d'auteur appliqué à la numérisation des oeuvres
La numérisation ne fait pas renaître de droit d’auteur, puisqu’une copie numérique ne peut prétendre satisfaire au critère de l’originalité qui distingue les œuvres de l’esprit (voir ici). Une copie numérique, produite à partir d’une œuvre du domaine public, n’est pas une “nouvelle œuvre” et n’offre pas de prise au droit d’auteur.
Rien ne justifie donc les prétentions des archives et musées à revendiquer la titularité de droits d’auteur sur les œuvres numérisées du domaine public. En même temps, rien ne les en empêche... Il leur suffit d’invoquer le régime dérogatoire qui leur est accordé par l’article 11 de la loi de 1978.
Les services culturels ont beaucoup tiré sur la corde de l’exception culturelle, l’article 11 devenant le prétexte à la constitution de véritables zones d’extraterritorialité voire de non-droit. Cependant, il n’est pas dit que la situation perdure encore longtemps. L’exception culturelle est peut-être en train de vivre ses derniers instants. Une série d’avis ou d’arrêts sont en train de l’enterrer doucement :
-
Avis rendu par la CADA le 26 mai 2011. La CADA, en donnant raison à la société NotreFamille qui souhaitait exploiter commercialement des registres d’état civil anciens, critique sévèrement les conditions de réutilisation imposées par le Conseil général du Rhône au nom des archives départementales. L’article 11 ne garantit donc pas aux institutions culturelles une latitude pleine et entière pour édicter unilatéralement des licences de réutilisation des données publiques.
Confirmant l'arrêt du 13 juillet 2011 rendu par le Tribunal Administratif de Clermont-Ferrand, la Cour Administrative d'Appel répond aux parties en présence (cette fois-ci le Conseil Général du Cantal c/ la société NotreFamille):
Les informations publiques communicables de plein droit, figurant dans les documents détenus par les services d’archives publics, qui constituent des services culturels au sens des dispositions de l’article 11 de la loi du 17 juillet 1978, relèvent de la liberté de réutilisation consacrée de façon générale par cette loi.
4) Les œuvres du domaine public numérisées
En théorie, la réutilisation des œuvres numérisées du domaine public n'est pas soumise au régime juridique de la réutilisation des données publiques. Les œuvres du domaine public sont ni plus ni moins des
œuvres de l'esprit protégées par le Code de la Propriété Intellectuelle.
L'article 10 de la loi de juillet 1978 énonce clairement ce principe d'exclusion :
Ne sont pas considérées comme des informations publiques, pour l'application du présent chapitre, les informations contenues dans des documents :
(...)
c) Ou sur lesquels des tiers détiennent des droits de propriété intellectuelle.
Lorsqu'une œuvre est dans le domaine public, les droits patrimoniaux qui lui étaient attachés originellement se sont éteints; en revanche, subsistent les droits moraux dont des tiers sont titulaires. Une
œuvre du domaine public n'est donc pas une information publique.
Cependant, en pratique, ce n'est pas du tout comme cela que les établissements culturels appréhendent la question. Et c'est à ce moment-là qu'apparaît une
zone de conflit frontal entre l’exception culturelle et le droit commun applicable aux œuvres du domaine public :
- en tant qu'œuvres de l'esprit, les œuvres appartenant au domaine public devraient être librement accessibles, sans restrictions
- en tant qu'ensemble de donnés composées de 0 et de 1, les œuvres numérisées sont des données publiques culturelles et peuvent faire l'objet de restrictions d'accès.
Tout dépend du bon vouloir de l’institution qui a numérisé l'oeuvre: est-elle opposée ou encline à agiter le drapeau rouge de l’exception culturelle?
Hélas, «
la loi 78-753 n’est pas soluble dans le domaine public »,
comme l’écrit Jordy Navarro dans une brillante analyse. Tant qu’une révision de l’article 11 de la loi de 1978 ou un revirement jurisprudentiel important ne se seront pas produits, la France restera un pays où la communication des œuvres du domaine public est conditionnée et limitée par les clauses unilatérales imposées par les institutions chargées de conserver et diffuser le patrimoine de l'Humanité. Dans la plupart des cas, les conditions générales d'utilisation des sites web des établissements culturels encapsulent hermétiquement les œuvres du domaine public.
En guise de justification, peut-on invoquer la recherche d'un équilibre entre des intérêts particuliers et ceux du public? Mais que diable, ces institutions sont publiques. Elles n'ont pas d'intérêts privés à faire valoir quand il s'agit de la préservation et de la diffusion d'
œuvres du domaine public. L'équilibre juridique est déjà là, sans qu'il soit besoin de restreindre l'accès aux œuvres. Malheureusement, ce qu'écrit Lawrence Lessig à propos des CGU des sites en général se vérifie en pratique pour la plupart des CGU des sites des institutions culturelles françaises: l'équilibre juridique "est sapé par une autre forme de juridisme, la loi du contrat".
5) Les œuvres créées par les agents publics:
Depuis la loi DADVSI du 1er août 2006, les agents publics, quand ils ne sont pas enseignants ou chercheurs, sont tenus de céder les droits des oeuvres créées dans le cadre de l'exercice de leurs fonctions ou d'après les instructions reçues par leur administration (cette cession est automatique
dès lors que sont remplies trois conditions cumulatives). Leur droit moral est réduit à la plus simple expression: la seule obligation pour l'administration est de mentionner le nom de l'agent auteur (droit moral réduit à la paternité).
Pour ouvrir l'accès à ces œuvres dans le cadre d'une politique d'Open Data, l'institution culturelle peut faire le choix de les placer sous la licence Creative Commons CC-BY (paternité) ou ses variantes plus restrictives (CC-BY-NC, CC-BY-NC-SA, etc).
6) Les données personnelles
Les registres d'état civil, les brouillons d'écrivains, etc sont susceptibles de contenir des données personnelles dont la divulgation est encadrée. L'article 13 de la loi de juillet 1978 renvoie aux dispositions de la loi dite "Informatique et Libertés" de janvier 1978:
Les informations publiques comportant des données à caractère personnel peuvent faire l'objet d'une réutilisation soit lorsque la personne intéressée y a consenti, soit si l'autorité détentrice est en mesure de les rendre anonymes ou, à défaut d'anonymisation, si une disposition législative ou réglementaire le permet.
La réutilisation d'informations publiques comportant des données à caractère personnel est subordonnée au respect des dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés.
On l'a vu, la CNIL a publié en mai 2011 une synthèse intitulée "Comment concilier la protection de la vie privée et la réutilisation des archives publiques sur Internet ?" dans laquelle elle ne cite à aucun endroit l'article 11 de la loi de juillet 1978.
L'exception culturelle perd ici sa seconde raison d'être. La première concernait la protection des droits moraux attachés aux œuvres numérisées du domaine public, dont on a vu qu'elle n'est en rien assurée par la mise en jeu de l'exception, mais par le droit commun de la Propriété Littéraire et Artistique. De même l'exception culturelle n'est d'aucune utilité pour la protection des données personnelles.
Conclusion sous forme de considérations culinaires :
Des strates au gâteau feuilleté, de la stratigraphie à la pâtisserie, il n'y a qu'un pas. Le régime juridique des données publiques culturelles est un mille-feuilles rendu impropre à la consommation par la couche surnuméraire et indigeste de l'exception culturelle. Une exception censée protéger les données culturelles mais qui dans les faits, conduit à un verrouillage, quand ce n'est pas une interdiction pure et simple, de leur réutilisation.