Après la mise en ligne de la dernière version du projet de loi Lemaire, l'heure est à la consultation citoyenne. C'est l'occasion de saluer les prémices d'un grand texte, qui pour la première fois fait entrer dans le périmètre législatif les communs informationnels.
C'est aussi l'occasion de pointer un certain nombre de points manquants ou à améliorer. L'occasion encore de s'interroger sur l'articulation entre l'ambitieux projet de loi et les textes qui l'ont précédé, qu'il s'agisse de textes de loi, de rapports ou de déclarations. Dans ce qui suit, on ne s'intéressera qu'au Titre I du projet, intitulé "La circulation des données et du savoir".
Projets de loi Lemaire et Valter : le domaine public pris en étau
Le moins qu'on puisse dire est que le cap fixé par le gouvernement en matière d'open data n'est pas toujours bien lisible. Voici un aperçu de l'alternance des signaux positifs et négatifs émis par le gouvernement ces derniers jours. Le 18 juin 2015, après avoir reçu le rapport du Conseil National du Numérique, le Premier Ministre présentait à la Gaîté Lyrique les grandes lignes de la Stratégie numérique pour la France, comportant notamment un volet orienté open data, et un autre, orienté plus spécifiquement open access ("Favoriser une science ouverte par la libre diffusion des publications et des données de la recherche").
Sur ce, une première version du projet de loi Lemaire était divulguée par des canaux non officiels. Le texte intégrait très largement les recommandations du Conseil National du Numérique présentées le 18 juin, en faveur notamment de l'ouverture des données publiques.
Mais c'est alors que paraît à la fin du mois de juillet, le projet de loi de transposition de la directive PSI (Public Sector Information) de 2013, projet déposé en catimini par la Secrétaire d’État chargée de la Réforme de l’État et de la Simplification, Clotilde Valter. Le texte est actuellement discuté au Parlement, et l'on est en droit de s'interroger sur la cohérence du calendrier législatif, qui consiste à soumettre au vote sans plus attendre, le projet de loi de transposition avant le texte d'Axelle Lemaire, qui lui, ne sera pas discuté sur les bancs de l'Assemblée avant 2016. Les deux textes portent pourtant tous deux, intégralement pour l'un, en partie pour l'autre, sur le renforcement et l'élargissement de l'ouverture des données publiques. Par voie de conséquence, on se retrouve en ce début du mois d'octobre, dans une situation bien étrange, où deux textes portant sur des thématiques communes sont débattus simultanément en deux endroits différents de l'hexagone: sur les bancs de l'hémicycle par les représentants de la Nation pour l'un, par les citoyens sur le web pour l'autre.
La précipitation du gouvernement à soumettre au vote le projet de loi Valter s'explique en fait, comme l'explique le collectif Regards Citoyens, par le dépassement par la France de la date-limite de transposition et par la crainte d'encourir une amende. Quoi qu'il en soit, le projet de loi Valter comporte comme on va le voir, des dispositions incompatibles avec certaines des promesses du projet de loi numérique porté par Axelle Lemaire.
La précipitation du gouvernement à soumettre au vote le projet de loi Valter s'explique en fait, comme l'explique le collectif Regards Citoyens, par le dépassement par la France de la date-limite de transposition et par la crainte d'encourir une amende. Quoi qu'il en soit, le projet de loi Valter comporte comme on va le voir, des dispositions incompatibles avec certaines des promesses du projet de loi numérique porté par Axelle Lemaire.
Retour au mois d'août. Quelques jours après le dépôt du projet de loi Valter, le gouvernement publie son "Plan d'action national pour la France pour une action publique 2015-2017 : pour une action publique transparente et collaborative", où l'on voit figurer au premier rang des engagements : "Publier en open data les données des collectivités territoriales". Le préambule du texte est une ode à l'ouverture et à la réutilisabilité des données : "Le partage et la mise à la disposition de tous d’informations mais également de données ouvertes et réutilisables (« open data ») dessinent par ailleurs une réelle évolution de nos pratiques démocratiques, impliquant de plus en plus largement la société civile."
Or le projet de loi Valter, non conforme sur ce point aux dispositions de la directive, n'impose nullement la mise à disposition des données publiques dans un format ouvert. Comme l'a relevé le collectif Regards Citoyens, "seules les données relatives au prix des redevances (art. 5) et aux accords d’exclusivité (art. 2.2) seraient publiées sous un format ouvert, un comble !"
Bref, on le constate, beaucoup de "Valls-hésitations" voire d'incohérences de la part de ce gouvernement, qui conduisent à une situation ubuesque : sur deux points essentiels, la loi Valter qui fait l'objet en ce moment-même d'une première lecture à l'Assemblée, est en train de saper l'esprit de la future loi numérique, voire de vider par avance le texte de sa substance.
Non seulement, le texte n'implique pas d'obligation de diffuser les données publiques dans un format ouvert, mais aussi, loin d'aller dans le sens de l'ouverture par défaut des données publiques avec un objectif général de gratuité, il fait la part belle aux possibilités de redevances (article 3).
Par surcroît, le projet de loi Valter est lourd de conséquences pour tout ce qui touche à la numérisation des œuvres du domaine public. S'il est vrai que l'article 1 du projet de loi abroge l'article 11 de la loi CADA de 1978 qui consacre l'exception culturelle, il n'en reste pas moins que l'article 2 rend possibles les accords d'exclusivité d'une durée supérieure à dix ans pour les besoins de la numérisation de ressources culturelles, et que l'article 3, qui énonce un principe général de gratuité, prévoit une exception quand la réutilisation "porte sur des informations issues des opérations de numérisation des fonds et collections des bibliothèques, y compris des bibliothèques universitaires, des musées et archives, et des informations qui y sont associées lorsque celles-ci sont commercialisées conjointement". Est donc validée la possibilité pour les institutions culturelles, d'imposer des redevances sur la réutilisation du produit de la numérisation d'oeuvres du domaine public.
C'est dire qu'avec le projet de loi Valter, tel qu'en l'état, l'exception culturelle a de beaux jours devant elle, et la pratique du copyfraud, qui consiste en la revendication abusive de droits sur des œuvres, notamment du domaine public, pourrait être à la fête pendant encore bien longtemps. Ajoutons que sur ce point, le projet de loi Valter ne fait que suivre la directive PSI, qui, comme nous l'avions montré, fait courir un risque au domaine public en autorisant les établissements culturels à restreindre la réutilisation des œuvres du domaine public numérisé.
Bref, on le constate, beaucoup de "Valls-hésitations" voire d'incohérences de la part de ce gouvernement, qui conduisent à une situation ubuesque : sur deux points essentiels, la loi Valter qui fait l'objet en ce moment-même d'une première lecture à l'Assemblée, est en train de saper l'esprit de la future loi numérique, voire de vider par avance le texte de sa substance.
Non seulement, le texte n'implique pas d'obligation de diffuser les données publiques dans un format ouvert, mais aussi, loin d'aller dans le sens de l'ouverture par défaut des données publiques avec un objectif général de gratuité, il fait la part belle aux possibilités de redevances (article 3).
Par surcroît, le projet de loi Valter est lourd de conséquences pour tout ce qui touche à la numérisation des œuvres du domaine public. S'il est vrai que l'article 1 du projet de loi abroge l'article 11 de la loi CADA de 1978 qui consacre l'exception culturelle, il n'en reste pas moins que l'article 2 rend possibles les accords d'exclusivité d'une durée supérieure à dix ans pour les besoins de la numérisation de ressources culturelles, et que l'article 3, qui énonce un principe général de gratuité, prévoit une exception quand la réutilisation "porte sur des informations issues des opérations de numérisation des fonds et collections des bibliothèques, y compris des bibliothèques universitaires, des musées et archives, et des informations qui y sont associées lorsque celles-ci sont commercialisées conjointement". Est donc validée la possibilité pour les institutions culturelles, d'imposer des redevances sur la réutilisation du produit de la numérisation d'oeuvres du domaine public.
C'est dire qu'avec le projet de loi Valter, tel qu'en l'état, l'exception culturelle a de beaux jours devant elle, et la pratique du copyfraud, qui consiste en la revendication abusive de droits sur des œuvres, notamment du domaine public, pourrait être à la fête pendant encore bien longtemps. Ajoutons que sur ce point, le projet de loi Valter ne fait que suivre la directive PSI, qui, comme nous l'avions montré, fait courir un risque au domaine public en autorisant les établissements culturels à restreindre la réutilisation des œuvres du domaine public numérisé.
Trois exceptions manquantes...
Trois exceptions importantes étaient attendues, qui ne figurent hélas pas dans la version du texte proposé à la consultation citoyenne.
L'exception pédagogique
Dans son rapport "Ambition numérique" dévoilé en juin, le Conseil National du Numérique insistait sur le caractère inapplicable de l'exception pédagogique en l'état, et sur son inadéquation au déploiement des MOOCs :
64. Faire évoluer et clarifier l’exception pédagogique pour une meilleure adéquation avec les usages numériques
L’application de l’exception pédagogique a été introduite dans le droit français en 2006 par la loi DADVSI et s’organise autour de protocoles d’accord conclus entre les établissements et les organismes représentants les titulaires des droits. Dans l’état actuel, l’exception pédagogique est perçue par les enseignants comme un dispositif trop complexe pour pouvoir être pleinement compris et exploité. Les enseignants s’inquiètent d’une insécurité juridique qui freine les usages, en particulier numériques ; les éditeurs estiment que l’action du Centre Français de la Copie a désormais clarifié le paysage, ce que démontrerait l’usage massif du dispositif. À minima, un bilan serait à établir en commun, avant un travail de communication auprès de toutes les parties prenantes.
Le numérique risque de rendre cette tâche encore plus compliquée pour les enseignants, dans le cadre de l’utilisation du potentiel des TICE (blogs, wikis, réseaux sociaux, etc.) et de la production de MOOCs ou autres cours en ligne, qui ont vocation à être mise en ligne et donc en accès libre. Il semble donc nécessaire d’engager une réflexion collective sur le recours à l’exception pédagogique dans le cadre de formations ouvertes à tous.
Exception de panorama
Tant qu'une telle exception ne sera pas consacrée par la loi, il ne sera pas possible de reproduire à titre informatif dans la version française de Wikipedia des monuments architecturaux sous droits. A l'heure actuelle, un tel acte de partage constitue un acte de contrefaçon. Le seul rempart contre cette rigidité de la loi est à trouver dans la théorie jurisprudentielle de l'accessoire. Il est à déplorer que la liberté de panorama ait disparu du projet de loi, lors même que le rapport "Ambition numérique" lui consacrait un paragraphe entier et que les deux versions précédentes du projet comportaient un article à ce propos.
Exception de Text and Data Mining
N'en déplaise à Richard Malka pour qui "une telle exception au droit d’auteur n’est nullement nécessaire alors que les éditeurs autorisent déjà l’usage de leurs banques de données dans le cadre de licences contrôlées", une exception en faveur de la fouille de données est indispensable pour la recherche. Tant qu'aucune exception n'est mise en place, les éditeurs, en tant que producteurs de bases de données, ont le champ libre pour organiser la captation des résultats de la recherche et en dicter les conditions de réutilisation.
Captation d'autant plus inacceptable quand on sait que la recherche française est financée majoritairement sur fonds publics.
Faiblesse de la définition du domaine commun informationnel
Comme l'a bien noté @Calimaq, la formulation de la définition du domaine commun informationnel n'en garantit pas la protection effective. En l'état du texte, de simples conditions générales d'utilisation (ou la revendication du producteur de la base de données du droit sui generis des bases de données ?) suffiraient à faire tomber la protection :
I. Relèvent du domaine commun informationnel :Qui plus est, la disparition de la notion de domaine public consenti, présente dans la première version du texte, ampute le domaine commun informationnel de ses éléments les plus vivants : œuvres sous licence Creative Commons, œuvres volontairement déposées sous licence CC0, etc.
1° Les informations, faits, idées, principes, méthodes, découvertes, dès lors qu’ils ont fait l’objet d’une divulgation publique licite, notamment dans le respect du secret industriel et commercial et du droit à la protection de la vie privée, et qu’ils ne sont pas protégés par un droit spécifique, tel qu’un droit de propriété ou une obligation contractuelle ou extracontractuelle ;
La perspective d'un droit de l'open science s'éloigne...
Le tableau global s'assombrit encore lorsqu'on se penche sur la façon dont sont appréhendés les résultats de la recherche scientifique. Non seulement l'exception de Text and Data Mining a disparu du texte, mais les données de la recherche ne sont pas explicitement présentées comme des éléments du domaine commun informationnel.
Par surcroît, la proclamation du principe de libre accès aux résultats de la recherche apparaît elle-même comme de portée incertaine, dans la mesure où, tout comme dans la loi allemande de 2013, le dépôt en accès libre des articles scientifiques dépend d'une simple faculté laissée aux chercheurs et ne revêt pas de caractère obligatoire :
Lorsque un écrit scientifique, issu d’une activité de recherche financée au moins pour moitié par des fonds publics, est publié dans un périodique, un ouvrage paraissant au moins une fois par an, des actes de congrès ou de colloques ou des recueils de mélanges, son auteur, même en cas de cession exclusive à un éditeur, dispose du droit de mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique, sous réserve des droits des éventuels coauteurs, la dernière version acceptée de son manuscrit par son éditeur et à l’exclusion du travail de mise en forme qui incombe à ce dernier, au terme d’un délai de douze mois pour les sciences, la technique et la médecine et de vingt-quatre mois pour les sciences humaines et sociales, à compter de date de la première publication. Cette mise à disposition ne peut donner lieu à aucune exploitation commerciale.Quant à la durée d'embargo, elle est deux fois plus longue que celle préconisée par l'Union européenne. Comme le souligne Christine Ollendorff dans sa contribution, "les délais de douze et vingt-quatre mois vont à l'encontre de la recommandation de la Communauté Européenne du 17 juillet 2012 qui propose six mois pour les sciences, techniques et médecine et douze mois pour les sciences humaines et sociales." Certains vont plus loin dans le diagnostic et proposent la suppression pure et simple des embargos.
L'impossibilité de réutilisation commerciale briderait considérablement l'activité des laboratoires, dont une partie non négligeable de l'activité consiste précisément à valoriser commercialement leurs travaux de recherche (point 3 de la contribution de Renaud Fabre au nom du CNRS). C'est tout le contraire qu'il faudrait envisager : permettre les conditions optimales de la réutilisation des résultats de la production scientifique.
Par ailleurs, il ne suffit pas de mettre à disposition gratuitement les résultats de la recherche, encore faut-il que les conditions de réutilisation soient prévues explicitement. Comme l'explique très bien la Déclaration de Budapest BOAI 10 de 2012, "l'accès « gratis » est supérieur à l'accès payant, l'accès « gratis » sous licence libre étant lui-même supérieur au seul accès « gratis »".
Ce qui nous amène au dernier point, qui constitue ma contribution personnelle au débat. Passés les délais d'embargos (s'ils existent), les articles pourraient intégrer le domaine commun informationnel. Les articles se verraient apposer automatiquement une licence de type CC-BY, licence Creative Commons qui comporte pour seule et unique condition celle de mentionner la paternité au moment de la réutilisation. Mesure qui paraît nécessaire, sine qua non on laisse le champ libre aux éditeurs scientifiques, en situation d'imposer unilatéralement aux chercheurs, par l'édiction de règles abusives, les conditions de réutilisation de leur travaux. Et si la licence CC-BY semble préférable à beaucoup d'autres, c'est parce qu'elle est l'une des plus ouvertes. C'est pourquoi la Déclaration de Budapest de 2012 fait de la licence CC-BY la licence par excellence du mouvement open access. La citation précédente se poursuit ainsi :
L'accès « gratis » est supérieur à l'accès payant, l'accès «gratis» sous licence libre étant lui-même supérieur au seul accès «gratis», et, enfin, l'accès sous licence libre de type CC-BY ou équivalente est préférable à un accès sous une licence libre qui serait plus restrictive.