Mais avant, rappelons brièvement le mécanisme de la loi sur les indisponibles.
La loi sur les indisponibles et le registre ReLIRE
La loi française entend par livre indisponible "un livre publié en France avant le 1er janvier 2001 qui ne fait plus l'objet d'une diffusion commerciale par un éditeur et qui ne fait pas actuellement l'objet d'une publication sous une forme imprimée ou numérique".
Le 21 mars de chaque année, est publiée par la Bibliothèque nationale de France sur le registre ReLIRE (Registre des Livres Indisponibles en Réédition Électronique) une liste de livres indisponibles "
arrêtée par un comité scientifique placé auprès du président de la Bibliothèque nationale de France et composé, en majorité et à parité, de représentants des auteurs et des éditeurs" (
décret d'application du 27 février 2013). Les auteurs et ayants-droit disposent d'un délai de 6 mois pour signifier leur refus de l'entrée en gestion collective des ouvrages qui les concernent.
Le 21 septembre, soit 6 mois plus tard, les livres entrent en gestion collective. Le droit d'autoriser la reproduction et la représentation sous une forme numérique est exercé par une société de perception et de répartition des droits, agréée par le ministre chargé de la culture. En l'occurrence, c'est la SOFIA (Société Française des Intérêts des Auteurs de l’écrit) qui bénéficie de l'agrément. La règle de répartition imposée par le législateur est la suivante : "Le montant des sommes perçues par le ou les auteurs du livre ne peut être inférieur au montant des sommes perçues par l'éditeur."
Il existe néanmoins trois types de possibilités de retrait pour les auteurs, passés les 6 mois après la publication du registre ReLIRE : le retrait conjoint de l'auteur et de l'éditeur, le retrait de l'auteur seul titulaire des droits numériques (opposition dont il est peu probable qu'elle soit mise en œuvre, parce que la charge de la preuve est à la charge de l'auteur seul) et le retrait de l'auteur pour risque d'atteinte à son honneur ou à sa réputation. En pratique, ce dernier retrait est le plus facile à obtenir, car l'auteur peut invoquer une atteinte à son honneur ou à sa réputation "
sans justifier des raisons de sa démarche".
A compter du 21 septembre, l'éditeur, contacté par la SOFIA, a deux mois pour répondre favorablement à la proposition qui lui est faite d'exploiter le ou les ouvrages sous forme numérique, à titre exclusif, pour une durée de 10 ans renouvelable. Si l'éditeur refuse ou ne répond pas, la SOFIA octroie une autorisation d'exploitation numérique à titre non exclusif d'une durée de 5 ans renouvelable, à tout opérateur qui en fait la demande.
En cas d'acceptation de l'éditeur, la société commerciale FeniXX, (Fichier des Éditions Numériques des Indisponibles du XXe siècle) entre en jeu. Créée en juillet 2014 par le Cercle de la Librairie, et désignée par le Syndicat national de l’édition pour être l’opérateur technique et commercial du projet de numérisation-diffusion-distribution des livres indisponibles,
FeniXX "a pour mission d'accompagner les éditeurs ayant souscrit une Licence d'exploitation exclusive auprès de la Sofia, en prenant en charge gratuitement la numérisation et la commercialisation des livres indisponibles de leur catalogue passés en gestion collective".
Les conclusions de l'Avocat Général de la CJUE
« Les [articles 2 et 5] de la directive 2001/29 s’opposent-[ils] à ce qu’une réglementation, telle que celle qui a été [instituée par les articles L. 134-1 à L. 134-9 du code de la propriété intellectuelle], confie à des sociétés de perception et de répartition des droits agréées l’exercice du droit d’autoriser la reproduction et la représentation sous une forme numérique de “livres indisponibles”, tout en permettant aux auteurs ou aux ayants droit de ces livres de s’opposer ou de mettre fin à cet exercice, dans les conditions qu’elle définit ? »
Pour l'Avocat Général Melchior Wathelet, il est clair que la numérisation-diffusion-distribution des livres indisponibles fait fi de la nécessité de recueillir le consentement exprès et préalable de l'auteur tel que consacré par les articles 2 a et 3§1 de la directive de 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information. La possibilité d'opt-out prévue dans le dispositif de la loi sur les indisponibles "
ne change rien à ce constat" : les auteurs sont bel et bien privés de leur droit exclusif d'autoriser ou d'interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, de leurs œuvres. Le fait que les auteurs reçoivent une rémunération ou une compensation "
ne change rien à la circonstance que [leurs]
droits exclusifs auront été méconnus".
Par ailleurs, l'article 5 de la directive de 2001, qui énumère une série d'exceptions aux droits exclusifs des auteurs, ne saurait être invoqué en l'espèce. La loi sur les indisponibles "ne figure pas parmi les exceptions et les limitations énumérées de façon détaillée et exhaustive à l'article 5 de la directive 2001/29".
Enfin, pour l'Avocat Général, il est anormal que les conditions d'application de la directive 2012/28 relative à certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines [1] soient plus sévères que celles de la loi sur les indisponibles. D'une part, "contrairement à la directive 2012/28 qui exige une recherche diligente et menée de bonne foi des titulaires de droits avant l’exploitation de l’œuvre, aucune démarche individuelle auprès de l’auteur n’est imposée par la réglementation nationale en cause." D'autre part, "alors que l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/28 exclut expressément toute exploitation à des fins commerciales de l’œuvre orpheline, la réglementation nationale en cause au principal vise l’exploitation commerciale des livres dits «indisponibles»."
Mais un peu plus d'un mois plus tard, patatras ! La proposition de directive réfute les principales conclusions de l'Avocat Général.
La proposition de directive visant à la modernisation du droit d'auteur
La commission européenne définit ainsi les œuvres indisponibles: "une œuvre ou tout autre objet protégé sont réputés être hors commerce lorsque l'œuvre entière ou tout autre objet protégé, dans toutes leurs traductions, versions et manifestations, ne sont pas disponibles au public par les voies habituelles de commerce et lorsqu'on peut raisonnablement estimer qu'ils ne sont pas susceptibles de le devenir". Le texte ne porte pas simplement sur les livres indisponibles, mais plus globalement sur tous types d’œuvres, comme le précise le considérant 25 : "différents types d’œuvres et d'objets protégés, tels que les photographies, les enregistrements sonores et les œuvres audiovisuelles".
Par bien des aspects, le texte de la commission, s'il était adopté en l'état (mais le processus d'élaboration et d'adoption des directives est lent et tumultueux...) annihilerait la portée d'une bonne partie des conclusions de l'Avocat Général :
- Le texte crée une nouvelle exception au droit d'auteur fondée sur la mise en œuvre d'un système d'opt-out (voir l'excellent billet paru sur le site ActuaLitté).
- Le formalisme conduisant à l'attribution du statut d’œuvre hors commerce est très léger. Les États membres sont libres de définir les formalités et conditions minimales. Il suffit qu'elles n'aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire et raisonnable (the requirements used to determine whether works and other subject-matter can be licensed (...) do not extend beyond what is necessary and reasonable). Pour un corpus, une simple présomption "raisonnable" suffit (the requirements (...) do not preclude the possibility to determine the out-of-commerce status of a collection as a whole, when it is reasonable to presume that all works or other subject-matter in the collection are out of commerce).
Pour ces raisons, le texte de la commission annule très largement les conclusions de l'Avocat Général. Mais les choses ne s'arrêtent évidemment pas là. Car la philosophie du texte en préparation est bien différente de celle de la loi française.
1) Les établissements culturels au centre de la numérisation-diffusion
En France, comme on l'a vu, c'est FeniXX, qui assure la numérisation-diffusion-distribution des livres indisponibles. FeniXX est une filiale du Cercle de la Librairie, syndicat interprofessionnel regroupant les différentes professions du livre. C'est donc un acteur privé issu du monde du livre qui pilote l'essentiel de la numérisation et de la commercialisation. La Bibliothèque nationale de France est reléguée au simple rôle d'opérateur en charge de la mise à jour de la base ReLIRE.
Le texte de la commission met davantage au centre du dispositif les établissements culturels à visée patrimoniale (‘cultural heritage institutions’). L'article 2 précise que sont concernés les bibliothèques accessibles au public ou les musées et les archives ou les institutions en charge de la conservation du patrimoine audio ou cinématographique. Ces établissements doivent disposer "de façon permanente" d’œuvres indisponibles au sein de leurs collections. Le considérant 22 commence ainsi :
Les institutions culturelles à visée patrimoniale devraient bénéficier d'un cadre clair pour la numérisation et la diffusion, y compris à travers les frontières, des œuvres commercialement indisponibles ou de tout autre objet protégé.
La formulation met clairement l'accent sur les institutions culturelles, en tant que maîtres d'ouvrage de la numérisation et de la diffusion des œuvres commercialement indisponibles. Le revers de la médaille étant bien sûr qu'il leur reviendra d'assumer non seulement la charge de la numérisation, mais aussi du coût des licences, comme on le verra un peu plus bas.
2) Délai d'opt-out : 6 mois d'un côté, "at any time" de l'autre
Le texte de la commission, conformément au cadre juridique fixé par la directive de 2012 sur les œuvres dites orphelines, prévoit à l'article 7.1.c un droit de retrait pour les auteurs dont l'exercice n'est pas limité dans le temps:
Tous les titulaires de droits peuvent à tout moment s'opposer à ce que leurs œuvres ou tout autre objet protégé soient considérés comme hors commerce et exclure l'application de la licence à leurs œuvres ou à tout autre objet protégé.
La loi française sur les indisponibles prévoit de son côté un délai d'opposition limité à 6 mois entre la publication annuelle du registre ReLIRE et la mise en gestion collective des livres.
En pratique, la différence n'est pas si nette. Car, comme on l'a vu, passé le délai de 6 mois, il est toujours possible pour les auteurs d'invoquer une atteinte à l'honneur ou à la réputation à l'appui de leur demande de retrait de la mise en gestion collective du ou des ouvrages concernés.
Quoi qu'il en soit, quand bien même le texte de la commission paraît davantage respectueux du droit des auteurs, on ne peut s'empêcher de relever les difficultés de mise en œuvre qui ne manqueront pas de se présenter. Non seulement, la possibilité laissée aux auteurs de faire opposition à tout moment crée une grande incertitude juridique de nature à dissuader les institutions culturelles de se lancer dans de grandes opérations de numérisation de masse. Mais aussi, une fois que les fichiers numériques auront été disséminés sur le web, le retour en arrière, c'est-à-dire la mise en œuvre d'une sorte de "droit à l'oubli" pour les œuvres indisponibles redevenues subitement disponibles par suite de la numérisation-diffusion, paraît pour le moins compliquée.
3) Exclusivité en faveur des éditeurs "historiques" d'un côté, licences non-exclusives de l'autre
La proposition de directive prévoit explicitement des licences "non-exclusives" (article 7).
A l'inverse, la loi sur les indisponibles confie à une société de gestion collective le soin de délivrer des licences exclusives d’exploitation des livres indisponibles au bénéfice et au profit des éditeurs initiaux, d'une durée de 10 ans renouvelable... Sauf si, comme on l' a vu, l'éditeur a exprimé son refus ou n'a pas répondu au bout de 2 mois après la proposition qui lui a été faite par la SOFIA; auquel cas, une autorisation d'exploitation numérique est octroyée à titre non exclusif d'une durée de 5 ans renouvelable, à tout opérateur qui en fait la demande.
4) Exploitation à but lucratif/non lucratif
La proposition de directive n'exclut pas la perception de recettes. Le considérant 27 précise :
"Comme les projets de numérisation de masse peuvent entraîner des investissements importants par les institutions du patrimoine culturel, toutes les licences accordées dans le cadre des mécanismes prévus dans la présente directive ne devraient pas les empêcher de générer des revenus raisonnables afin de couvrir les coûts de la licence et les coûts de la numérisation et de la diffusion des œuvres et de tout autre objet protégé couverts par la licence."
Si recettes il y a, elles devraient être perçues dans le but de recouvrir les frais induits par la nouvelle mise en circulation des œuvres. Si l'on compare cette formulation à celle retenue dans la directive sur les œuvres orphelines de 2012 ( "Les organisations peuvent percevoir des recettes dans le cadre de ces utilisations, dans le but exclusif de couvrir leurs frais liés à la numérisation et à la mise à disposition du public d'œuvres orphelines"), on s'aperçoit que non seulement la nouvelle formulation est moins restrictive, mais que les recettes générées ne recouvrent pas exactement les mêmes choses dans l'un et l'autre texte. La directive de 2012 prévoit que les recettes engendrées sont destinées à recouvrer les frais de numérisation et de diffusion des œuvres [2]. La proposition de directive y rajoute les coûts de la licence, ce qui n'est pas illogique, car contrairement au cas des œuvres orphelines, les auteurs des œuvres indisponibles peuvent dans la plupart des cas être identifiés ou localisés.
Le recouvrement du coût des licences mises en place par les sociétés de perception et de répartition des droits signifie que la rémunération des droits d'auteur se répercuterait sur le prix public. Il n'est pas sûr en définitive que ledit prix serait inférieur au prix des livres indisponibles recommercialisés via la société FeniXX.
Il ressort néanmoins de ces observations que la philosophie du texte de la commission est orientée vers une exploitation non lucrative des œuvres commercialement indisponibles. Entendons-nous: cela ne signifie pas que les établissements culturels ne pourront pas commercialiser le produit de la numérisation. Mais les recettes engendrées ne devraient pas excéder le montant des frais afférents au coût des licences, à,la numérisation et à la diffusion. Il s'agirait d'une
commercialisation sans but lucratif, en quelque sorte...
Pour bien comprendre en quoi la loi sur les indisponibles est une loi conçue pour permettre aux éditeurs initiaux de poursuivre une exploitation commerciale
et lucrative des livres sous forme numérique, il faut se souvenir qu'avant 2012, le concept juridique de "livre indisponible" n'existait pas dans le Code de la Propriété Intellectuelle. Il existait bien
le concept d' "œuvre épuisée" ou d' "édition épuisée", mais il s'agissait de cas de figure où l'auteur reprenait ses droits exclusifs, suite au constat qui était fait du défaut d'exploitation suivie de l’œuvre par l'éditeur. La notion de 'livre indisponible" permet au contraire aux éditeurs de récupérer leurs droits sur l'exploitation numérique des livres, quand bien même l’œuvre imprimée était techniquement "épuisée" depuis plusieurs années. En outre, la société FeniXX a pour mission de prendre en charge "
gratuitement la numérisation et la commercialisation
des livres indisponibles de leur catalogue passés en gestion collective". A certains égards, la loi sur les indisponibles est donc une loi faite par les éditeurs pour les éditeurs.
***
Le texte de la commission est loin d'être adopté, mais en l'état, il semble que la loi française soit incompatible avec le futur droit communautaire principalement au vu des deux dernières considérations : non seulement les licences d'exploitation signées entre la SOFIA et les éditeurs comportent une clause d'exclusivité dans la majeure partie des cas ; mais la loi française a été conçue dans le but de permettre une exploitation à but lucratif, à rebours du texte européen en préparation.
[1] Rappelons que les œuvres orphelines sont définies par la directive de 2012 comme suit : "Une œuvre ou un phonogramme sont considérés comme des œuvres orphelines si aucun des titulaires de droits sur cette œuvre ou ce phonogramme n'a été identifié ou, même si l'un ou plusieurs d'entre eux a été identifié, aucun d'entre eux n'a pu être localisé bien qu'une recherche diligente des titulaires de droits ait été effectuée et enregistrée conformément à l'article 3."
Le législateur a transposé la directive en 2015 : "L'œuvre orpheline est une œuvre protégée et divulguée, dont le titulaire des droits ne peut pas être identifié ou retrouvé, malgré des recherches diligentes, avérées et sérieuses. Lorsqu'une œuvre a plus d'un titulaire de droits et que l'un de ces titulaires a été identifié et retrouvé, elle n'est pas considérée comme orpheline. (art. L. 113-10).
La masse des œuvres commercialement indisponibles englobe nécessairement une bonne partie d’œuvres orphelines.
[2] La loi française de 2015 qui transpose la directive de 2012 sur la réutilisation des œuvres orphelines va plus loin encore, puisqu'elle limite à sept ans la durée de perception des recettes.