En ce samedi consacré à la fête de la librairie indépendante, voici quelques réflexions sur les difficultés que connaissent actuellement les libraires, mais aussi sur les perspectives d'avenir qui se dessinent s'ils parviennent à opérer certaines mutations.
Paris Quartier Opéra. Par fredpanassac. CC-BY-NC-SA 2.0. Source: Flickr |
La hausse de la TVA
Le site Newsring a lancé ce mois-ci un débat sur le thème: "La hausse de la TVA sur le livre condamne-t-elle les libraires?" Depuis le 1er avril, les livres sont en effet taxés à 7% contre 5.5% auparavant. Avec une rentabilité nette moyenne de 0,3 % du chiffre d’affaires (étude du Cabinet Xerfi datée de mai 2011 pour le Ministère de la culture et de la communication et le Syndicat de la librairie française), la librairie est un secteur peu rentable et toute modulation des prix peut avoir des répercussions négatives sur sa survie même. Certains éditeurs n'ont pas impacté la hausse de la TVA sur le prix des ouvrages, de sorte que le libraire est obligé d'absorber sur sa marge la hausse de la TVA. D'où le cri d'alarme du Syndicat de la Librairie Française:
- on peut estimer que la moitié des éditeurs français au moins, soit 2000 à 2500 éditeurs de petite taille, n'ont modifié aucun de leurs prix. Cette situation pénalise tout particulièrement les libraires qui constituent le circuit de vente disposant du fonds le plus important. Il est regrettable qu'une action de sensibilisation des éditeurs de petite taille aux enjeux de la hausse de la TVA, pour les libraires comme pour eux-mêmes, n'ait pas été conduite ;
- plusieurs dizaines d'éditeurs de taille significative ont refusé, en toute connaissance de cause, de modifier leurs prix ou les ont augmentés trop faiblement pour en neutraliser l'effet en librairie. Ces éditeurs sont invités à modifier leurs prix dès que possible afin de ne pas pénaliser les libraires ;
- l'effet conjugué de ces deux facteurs engendre inévitablement des pertes de marge en librairie
Nonobstant les problèmes de trésorerie générés par le manque de réactivité de certains éditeurs, il ne semble pas que la question de la TVA soit la cause centrale des difficultés économiques que connaissent les libraires: bien évidemment, ils survivront à la hausse de la TVA. Le débat de Newsring est un faux débat (comme on parle de "faux nez"). La question n'est pas là...
Les menaces qui pèsent sur la librairie indépendante
Les problèmes qui se profilent pour les libraires sont bien plus importants et complexes. J'en discerne principalement deux, totalement hétérogènes :
- le niveau élevé des loyers des librairies de centre ville qui étrangle la profession. Les collectivités locales sont juridiquement impuissantes pour juguler la spéculation sur les loyers
- le processus de désintermédiation qui rompt la chaîne traditionnelle du livre. La vente en ligne de livres papier et d'e-books par des grossistes fragilise depuis plusieurs années la librairie indépendante. Certains éditeurs étrangers proposent déjà sur leurs sites la vente de leurs ouvrages, court-circuitant ainsi la librairie.
Libraires, les temps sont durs, mais ne vous braquez pas ! Librairie de Jonas, Tolbiac, nouvelles photos. Par fredpanassac. CC-BY-NC-SA 2.0. Source: Flickr |
Pistes d'actions
Nous sommes à un tournant de l'histoire de la librairie. Ou bien les libraires saisissent le grand virage, ou bien certains resteront sur le carreau. Les libraires doivent mettre en place des stratégies pour surmonter le détricotage et le redéploiement sous de nouvelles formes des relations entre les acteurs des métiers du livre. Voici quelques pistes d'actions :
- interdiction de la gratuité des frais de port (cf le rapport sur l'avenir de la librairie de mars 2012) pour mettre un terme à des rabais déguisés.
- implication accrue des libraires indépendants dans la vente en ligne via leur propres sites et mutualisation des moyens à un niveau national pour faciliter le déploiement des activités de vente en ligne de la librairie indépendante, que la vente porte sur des ouvrages papier ou des e-books. "Le projet 1001Libraires.com, comme l'indique la présentation du site, est un projet collectif et interprofessionnel constitué grâce à une initiative du Syndicat de la Librairie Française (SLF). L’objectif de ce projet [est de] permettre à toutes les librairies indépendantes d’accéder à la vente en ligne de livres numériques et physiques, et aussi de se doter d’un site leur permettant une extension pertinente de leur travail de libraires sur Internet." Le site 1001libraires.com est une excellente idée qui hélas, est en pratique un échec: le projet est loin de dépasser la cinquantaine de librairies. Pour aider à la renaissance de 1001libraires.com, les rédacteurs du rapport sur la librairie proposent entre autres mesures la mise en place d'une application informatique de géolocalisation dite "Bookfast", qui permettrait à l'internaute de connaître en temps réel l'endroit le plus proche où acquérir le livre qu'il recherche.
- implication des librairies dans le marché naissant du POD (Print On Demand). Cette prestation nouvelle aura vocation à mettre à disposition des lecteurs deux types d'ouvrages. D'une part, cela concerne dans un avenir plus ou moins lointain, les ouvrages indisponibles du XXe siècle. L'article 3 de la loi relative à l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle prévoit en effet que "les organismes représentatifs des auteurs, des éditeurs, des libraires et des imprimeurs engagent une concertation sur les questions économiques et juridiques relatives à l'impression des livres à la demande." D'autre part, sont également concernés par le POD les ouvrages de création. Dans un article visionnaire, l'auteur-éditeur François Bon expose les principales mutations du métier du livre induites par l'exploitation du POD. La maison d'édition Publie.net sera la première à expérimenter l'impression à la demande en juin 2012, grâce à un partenariat avec Hachette Livre. Le POD entraîne un bouleversement de l'organisation des librairies. D'abord elles devront s'équiper de nouvelles infrastructures pour répondre à la demande de ce nouveau service. Ensuite, elles ne gèreront plus des stocks mais des flux: les ouvrages ne seront plus physiquement présents, ils seront virtuels quoique immédiatement matérialisables via l'impression à la demande. Les libraires seront donc appelés à mettre en valeur ce catalogue d'ouvrages virtuels. En outre, la commande permettra à l'acheteur de récupérer sans surcoût l'ouvrage sous un double format: imprimé et numérique (fichier ePUB). Enfin, les auteurs seront eux-mêmes appelés à jouer un rôle actif dans le processus en recommandant sur leurs sites officiels les librairies qui proposeront la mise à disposition de leurs ouvrages via l'impression à la demande. La question de l'auto-promotion n'est pas anecdotique; François Bon prend acte du processus de désintermédiation qui casse partiellement ou totalement la chaîne du livre, et, au lieu de prononcer un anathème à son encontre, ébauche un nouveau modèle de diffusion-distribution du livre refaçonné à l'aune des pratiques sociales en réseau des lecteurs et des auteurs.
- enfin, le Syndicat de la Librairie fait 12 propositions pour la librairie indépendante :
- Considérer le livre comme un bien de première nécessité auquel doit s'appliquer le taux super réduit de TVA
- Renforcer les moyens d'intervention du Centre national du livre en faveur des librairies
- Doter un fonds d'aide aux librairies indépendantes grâce à une contribution prélevée sur les ventes de livres des « pure players » sur Internet
- Renforcer le label «Librairies indépendantes de référence« (LIR) en faisant bénéficier les librairies labellisées de nouveaux dispositifs d'aide et en généralisant les exonérations de Contribution économique territoriale dont elles peuvent bénéficier
- Mettre en place un médiateur du livre pour prévenir les conflits et rééquilibrer les relations entre les libraires et leurs fournisseurs
- Mieux encadrer les marchés publics de livres afin que les librairies n'en soient pas évincées
- Faciliter l'intervention des collectivités locales en assouplissant le cadre juridique
- Contenir la progression des loyers des librairies
- Favoriser la transmission des librairies en allégeant la fiscalité
- Engager une réflexion sur la suppression des rabais sur les ventes de livres
- Soutenir le «modèle ouvert« de distribution numérique
- Renforcer les actions en faveur de l'incitation des jeunes à la lecture
La 11ème proposition est particulièrement innovante. La voici détaillée dans la brochure publiée par le SLF:
Le sort de la librairie de demain dépend donc peut-être de la réussite du consortium Andromède, projet de cloud computing porté par Orange et Thalès. Financé à hauteur de 75 millions d'euros par la Caisse des Dépôts et de 150 millions par les deux sociétés, ce projet constitue le premier investissement du Fonds national pour la Sécurité Numérique (FSN). La librairie de demain sera-t-elle une librairie dans les nuages?
Pour conclure, on peut s'interroger sur les différences entre le POD et le cloud computing. Le postulat du cloud computing est le même que celui du POD: les flux l'emportent sur les stocks (les livres papier ou le disque dur de l'ordinateur). Un élément majeur dissocie cependant les deux modèles:
- le cloud computing repose sur une économie de l'accès; le contenu se virtualise et se tient toujours à distance; comme l'écrivait Jeremy Rifkin dès 2000 dans L'âge de l'accès, un nouveau modèle économique se met en place dans lequel on n'acquiert plus un bien mais l'accès à un service; aux acheteurs et aux vendeurs se substituent des prestataires et des usagers
- le POD est d'abord un service et en ce sens, il est, comme l'informatique dans les nuages, sous-tendu par une logique de l'accès; cependant l'impression à la demande opère une "re-matérialisation" artificielle du contenu numérique et constitue donc un retour partiel au modèle de l'acquisition de la propriété d'un bien. Le POD résout en quelque sorte la quadrature du cercle de la librairie: comment substituer les flux aux stocks sans prononcer la mort définitive de l'objet-livre...