Jérome Garcin, animateur-producteur bien connu de l'émission radiophonique "Le Masque et la Plume", m'a fait récemment l'amitié de citer en début d'émission le courrier que j'avais adressé à l'équipe du Masque pour faire part de ma lecture très différente et beaucoup moins hostile du dernier film de Darren Aronofsky, "Mother!". Cependant, mon propos a été tellement raccourci, qu'il ne restait rien de sa substantifique moelle. Coupé, mon propos en est devenu obscur. C'est pourquoi je republie ici mon courrier dans son intégralité.
"Cher Masque,
Que de sévérité pour le dernier opus de Darren Aronofsky : "une des plus grosses merdes de l'année" selon Xavier Leherpeur, "un film épouvantable" selon Sophie Avon, qui ajoute, dans un aveu de lucidité qui l'honore : "on n'y comprend rien"...
Et pourtant,le film est bien loin d'être inintelligible. Darren Aronofsky explore une situation extrême où un écrivain reconnu pousse l'autofiction jusqu'à partager avec ses lecteurs, non pas seulement par le pouvoir du verbe, mais réellement, les moments les plus intimes de sa vie. Comme chez Kafka ou Michaux, l'intimité du dedans est retournée comme un gant pour être piétinée par l'espace du dehors.
Qui plus est, le film est ancré dans la réalité la plus contemporaine. Car, bien que ne mobilisant jamais le moindre écran d'ordinateur ou de tablette, le film est une métaphore sur la grande dissolution de la notion même de vie privée, à l'oeuvre à l'échelle planétaire, dans une époque folle où les internautes partagent leurs moindres faits et gestes, leurs moindres états d'âme, les moindres événements de leur vie quotidienne sur les réseaux sociaux (Facebook en particulier). Comme le disait en 2013 Vint Cerf, l'un des pères fondateurs du Web et actuellement "chef évangéliste (sic.) de l'Internet" chez Google : « La vie privée peut être considérée comme une anomalie (...) il sera de plus en plus difficile pour nous de garantir le respect de la vie privée ».
Quand on partage sa vie privée avec un nombre potentiellement infini d'internautes, c'est finalement le monde entier qui est susceptible de débarquer un jour ou l'autre dans son jardin ou sa maison. D'où le caractère "monumental" du film, souligné par Sophie Avon.
"Mother!", un chef d'oeuvre ? Je ne sais pas. Mais assurément une belle mise en abyme de notre "modernité".
Pour toutes ces raisons, j'invite Eric Neuhoff à aller voir le film en salle, en dépit de l'avis contraire de ses confrères (que j'apprécie grandement par ailleurs)."
Post Scriptum. La scène de cannibalisme eucharistique constitue le point ultime du retour du réel sur la folie du partage indéfini de soi sur les réseaux sociaux. "Ceci est mon corps" devient "Ceci est notre corps". "Ceci est mon sang" devient "Ceci est notre sang".