jeudi 16 avril 2020

La résistible désintégration de l'État de droit à la française

En cette période noire de pandémie, il ne se passe pas un jour sans que des constitutionnalistes, avocats et magistrats engagés dans la défense des libertés publiques, ne publient un billet, un article ou une tribune pour s'inquiéter des menaces qui pèsent sur les droits et libertés fondamentaux au lendemain de l'instauration brutale et précipitée de l'état d'urgence sanitaire. L'entrée en scène des gardiens de la Constitution et des libertés publiques pourrait être le symptôme d'une maladie profonde affectant l'ossature même de l’État de droit.

Car on a assisté ces dernières semaines à l'action hâtive et fiévreuse d'un gouvernement aux abois qui n'hésite pas à piétiner le texte de la Constitution de 1958, avec l'aval et ce point est tout aussi choquant du Conseil Constitutionnel et du Conseil d’État. La pandémie met au jour plus que jamais le déséquilibre et l'insuffisante séparation des pouvoirs inhérents à la Vème République, autant qu'elle exacerbe les tentations du tout-sécuritaire ou du tout-surveillance au détriment des libertés publiques.

Le gouvernement dépassé par l'état d'urgence sanitaire (Allégorie)
Théodore Géricault. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

Le péché originel : le non-respect des règles de procédure constitutionnelle au nom de l'urgence


L'article 46 de la Constitution énonce, à propos de l'adoption des lois organiques, que : "si la procédure accélérée a été engagée (…), le projet ou la proposition ne peut être soumis à la délibération de la première assemblée saisie avant l'expiration d'un délai de quinze jours après son dépôt". Ce délai, comme le rappelle Paul Cassia, citant les propos de l'un des rédacteurs oubliés de la Constitution de 1958, Jérôme Solal-Céligny, était "destiné à éviter que l’on ne vote une telle loi, en quelque sorte, à la sauvette. Et aussi, éventuellement, pour que l’opinion publique puisse s’emparer de la question et faire connaître aux parlementaires ses inquiétudes, au moins par la voie de la presse."

Or la procédure accélérée engagée le 18 mars et ayant abouti à la loi organique du 30 mars, a eu précisément pour effet de conduire à l'adoption d'un texte bâclé et de museler toute velléité de débat public. 24 h ont séparé le dépôt par le ministère du texte au Sénat le 18 mars et son vote par le Sénat... Et le Conseil Constitutionnel a rendu le 26 mars, une décision validant a posteriori cette violation manifeste du texte de la Constitution :
"Compte tenu des circonstances particulières de l'espèce, il n'y a pas lieu de juger que cette loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l'article 46 de la Constitution". 
Curieuse décision par laquelle le Conseil Constitutionnel s’auto-déssaisit. Il renonce à juger, bref il abdique : "il n'y a pas lieu de juger".

Premier fait, donc : on dira ou bien que "le passage de l’état ordinaire des choses à l’état d’urgence s’est fait «à côté» du droit", ou bien, ce qui revient au même, que le texte de la Constitution a été "déchiré" par le gouvernement, selon l'expression de Paul Cassia. Et ce, avec l'aval du Conseil Constitutionnel, pourtant censé être le garant de la Constitution et contenir les velléités autoritaristes du pouvoir exécutif...

Voilà pour la forme. Encore cette violation des règles procédurales n'est-elle que le premier signe de la débâcle de ce gouvernement et du délabrement des institutions qui sont censées exercer un contre-pouvoir... Examinons maintenant le fond...

Deux institutions aux ordres du gouvernement


La loi organique votée définitivement et "à la sauvette" par l'Assemblée Nationale le 22 mars et promulguée le 30, comporte un article unique portant sur la suspension jusqu'au 30 juin des délais de traitement des Questions Prioritaires de Constitutionnalité (QPC).  Ceux-ci sont  normalement de 3 mois pour le délai de transmission par le Conseil d’État et la Cour de cassation au Conseil constitutionnel, ainsi que de 3 mois supplémentaires pour le délai de jugement par ce dernier, avec transmission automatique des QPC passé le premier délai de 3 mois.

Cette loi organique, (qui est placée dans la hiérarchie des normes au-dessous de la Constitution mais au-dessus des lois ordinaires) a une portée symbolique aussi forte qu'elle est inutile en pratique. Car d'une part, le Conseil Constitutionnel a précisé que la suspension des délais ne met pas en cause l'exercice de la QPC, et d'autre part, la durée ordinaire cumulée maximum (3+3=6 mois) laissée à la Cour de Cassation ou au Conseil d’État puis au Conseil Constitutionnel pour traiter d'une QPC aurait de toute façon très largement excédé la durée de 3 mois entre le 30 mars et le 30 juin (à moins que, par prorogations successives de mois en mois, l'état d'urgence finisse par durer plus d'un semestre ?) Mais elle en dit long sur la complaisance du Conseil Constitutionnel envers le gouvernement : prêts à tout pour ne pas entraver ou faire dévier l'action du gouvernement, les Sages ne voient rien à redire à une mesure visant à ralentir la mise en oeuvre de leur pouvoir de contrôle, au moment où ce dernier, en cette période de crise, est au contraire plus que jamais nécessaire. Comme le dit très bien Véronique Champeil-Desplats
"Alors que l’on pourrait s’attendre à ce que les périodes exceptionnelles conduisent à l’intensification du contrôle des juges, les clés de la garantie de l’État de droit leur étant en quelque sorte remises là où le parlement essaie de garder celles de la démocratie, c’est l’inverse qui se donne à voir".

L'entrée en vigueur de l’état d'urgence sanitaire pour 2 mois, (loi d'habilitation du 23 mars) s'est accompagnée d'une avalanche de référés liberté et suspension auprès du Conseil d’État en contestation des ordonnances, décrets et arrêtés pris en application de l’état d'urgence. Mais le Conseil d’État "a fait preuve d’une certaine déférence à l’égard du Gouvernement", rejetant en bloc la quasi-totalité des référés. Paul Cassia y voit quatre explications :

  1. l'inadaptation et l'inefficacité des référés-liberté et des référés-suspension dans le contexte de l'état d'urgence 
  2. "le conservatisme structurel du Conseil d’État tenant à sa dualité fonctionnelle" : étant à la fois juge et conseiller de l'exécutif (il examine les projets de lois et d'ordonnances, avant que ceux-ci ne soient soumis au conseil des ministres), le Conseil d’État est peu enclin à porter un jugement négatif sur des textes qu'il a lui-même validés avant leur promulgation. 
  3. une forme d'endogamie entre le gouvernement et le Conseil d’État, car les conseillers d’État ne cessent de faire des allers-retours entre l'administration et la juridiction. 
  4. le Conseil d’État est toujours disposé à rejeter les recours contentieux contre les carences de l'exécutif sur la foi de simples déclarations du gouvernement.

C'est ce conservatisme structurel du Conseil d'Etat qui explique qu'il ait refusé le 11 avril de transmettre au Conseil Constitutionnel une QPC  contestant l'insuffisante protection par la loi du 23 mars des personnes en situation de précarité, ou bien ait cassé un arrêt du tribunal administratif de Martinique qui avait fait droit à la demande de founiture de masques à destination des détenus dans un contexte de surpopulation carcérale.

Il faut vraiment lire en entier le billet de Paul Cassia pour prendre la mesure de l'impéritie de la plus haute juridiction administrative qui, à l'évidence, n'exerce que très partiellement son rôle de contrôle de l'exécutif.

Ajoutons à cela un Parlement plus que jamais exsangue, ne pouvant exercer de réel contrôle, et limitant son rôle à celui de double chambre d'enregistrement. L’Assemblée nationale a bien acté la création d'une mission d’information sur la gestion de l’épidémie, mais elle sera présidée par un proche du chef de l’Etat, Richard Ferrand, dont on peut sérieusement douter de l'impartialité.

On obtient au final la recette d'un État de droit au bord de l'implosion :
"En France, où il existe un déséquilibre en faveur du pouvoir exécutif, on voit que l’état d’urgence confère plus de pouvoir au premier ministre et au ministre de l’intérieur, alors que le Parlement se borne à une fonction d’information et de contrôle. Le conseil d’État est débordé par les référés à propos des décisions administratives, parce que la voie juridique reste le palliatif à l’absence de possibilité politique de contrôler les gouvernements". (Véronique Champeil-Desplat)

La restriction des libertés publiques et du droit social

 

La loi du 23 mars octroie au Premier Ministre des prérogatives de police administrative étendue.  L'article 2 lui permet d'organiser le confinement (restreindre ou interdire la circulation des personnes, interdire aux personnes de sortir de leur domicile, ordonner la fermeture provisoire d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public, limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique...) : ce "régime d’exception, par nature, a observé le Syndicat de la magistrature, bouscule les règles fondamentales d’un État de droit".

L'article 11 l'autorise à prendre par ordonnances une série de mesures de nature à modifier les règles du droit du travail :
"Il permet de remettre en cause certains principes du droit du travail, en particulier l’acquisition des congés payés, leur modification unilatérale par l’employeur, la réduction du temps de travail (RTT), ou encore la durée hebdomadaire du travail et le repos dominical au sein des entreprises de secteurs particulièrement nécessaires à la sécurité de la Nation ou à la continuité de la vie économique et sociale. Ces remises en cause, aujourd’hui motivées par la situation de crise, ne sont nullement limitées dans le temps." (Jean-Philippe Derosier)
Dans la foulée du vote de la loi d'état d'urgence sanitaire, le gouvernement, conformément à l'article 38 de la Constitution, a adopté une quarantaine d'ordonnances, dont une en matière de procédure pénale, qui porte une atteinte manifeste aux principe le plus élémentaire de la présomption d'innocence :
L’ordonnance de la Ministre de la Justice du 25 mars 2020, relative à la procédure pénale. Son article 16 prolonge de plein droit la durée de la détention provisoire de deux ou trois mois en matière correctionnelle et de six mois en matière criminelle, sans la moindre intervention d’un juge. Rappelons que la détention provisoire concerne des prévenus au cours de la phase d’instruction ou avant l’audiencement, donc avant toute condamnation : elle concerne ainsi des personnes présumées innocentes. (Jean-Philippe Derosier)
Cette disposition relative aux libertés fondamentales a un effet rétroactif et s'est imposée sans l'ombre d'un débat (hormis dans le cadre parlementaire du vote de la loi d'habilitation). Plusieurs syndicats et associations ont formé des référés-liberté contre cette ordonnance et la circulaire qui l'accompagnait  au nom de l'atteinte aux articles 5 et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et à l’article 66 de la Constitution. Le Conseil d’État les a rejetés sèchement (voir la brillante analyse de Jean-Baptiste Perrier), sans audience, car le texte de l'ordonnance est conforme aux dispositions l'article 11 de la loi d'habilitation du 23 mars.

Quant à la mise en oeuvre des contraventions pour récidives liées au non-respect du confinement, elle s'appuyait sur un fichier numérique détourné de ses finalités, le fichier ADOC destiné au stockage numérique des contraventions routières, de sorte qu'un avocat a pu obtenir la nullité des poursuites pour son client. Le Ministère de la Justice vient de modifier en catastrophe l'arrêté de 2004 créant le fichier ADOC.

Du côté des préfectures et des mairies, on assiste à un festival d'arrêtés visant au durcisssement des mesures de confinement, une véritable course à l'échalote de la mesure la plus restrictive et la plus digne du Père Ubu. Le préfet de l'Aisne interdit la consommation d'alcool dans son département avant de se rétracter. Le préfet de Seine-et-Marne prend un arrêté de réquisition des chasseurs et gardes-chasse pour faire respecter le confinement avant de l'abroger.  Moins drôle, le maire de Montgeron invite ses concitoyens à la délation...

Quant à la liste des dérogations sur attestation, sa rédaction en a été si bâclée, que son application dépend pour partie du caractère raisonnable ou délirant de l'interprétation qu'en font les forces de l'ordre, que les zones grises du texte investissent de fait d'un pouvoir discrétionnaire.

https://www.franceinter.fr/justice/confinement-un-homme-contraint-de-faire-demi-tour-alors-qu-il-allait-voir-son-pere-mourant




Le pistage au lieu du dépistage

 

Les interrogations sur les moyens de juguler la pandémie ont mené à chercher, à défaut de réponse médicale et en l'absence de stocks suffisants de masques et de tests, des réponses sur le versant policier, en termes de surveillance déclinée sous trois formes :
- Une forme classique dite analogique : la systématisation des contrôles de police, censés pallier la pénurie des stocks de masques et de tests. La réponse policière est d'autant plus forte que les stocks de protection sont vides. Comme le dit très bien Alain Damasio : "la médecine n'est pas, ou ne devrait pas être un travail de police".

- Les drones commencent depuis peu à faire leur apparition dans le ciel dépollué des grandes villes. Le gouvernement vient même de publier le 13 avril un appel d'offres pour la commande de "micro-drones du quotidien", façon plus ou moins maladroite de consacrer en l'euphémisant le recours problématique aux drones.
- Enfin, ce qu'on pourrait appeler avec Evgeni Morozov, le "solutionnisme technologique" : le gouvernement français a validé la mise en place d'une solution de "back-tracking" : méthode de traçage des citoyens par le biais d'une application pour smartphone adossée à la technologie bluetooth et censée protéger la confidentialité des données personnelles (il existe maintenant un consensus dans la communauté des informaticiens pour dire que l'anonymisation complète des données personnelles est un mythe). L'Observatoire des Libertés et du Numérique démontre parfaitement comment cette "solution" n'en est pas une : non-respect du consentement, pression patronale ou sociale, violation du secret médical, risque de discrimination des personnes non-équipées de smartphones...

 Sur cette nouvelle solution baptisée "StopCovid", le Parlement, décidément la dernière roue du carrosse en période d'état d'urgence, n'aura qu'un droit de regard limité: il y aura bien un débat parlementaire, mais sans vote...

"Les crises se multipliant, celle-ci semble être un laboratoire du futur. Certaines mesures, comme le tracking, resteront sans doute." (Serge Slama). Car, et ce sera notre dernier point, certaines des mesures expérimentées à l'occasion de l'état d'urgence sanitaire pourraient intégrer le droit commun au-delà de la crise sanitaire.

 

Un arsenal de mesures qui pourrait être pérennisé

 

Les juristes gardent en mémoire la loi antiterroriste qui a suivi l'état d'urgence sécuritaire de 2015-2016 : bon nombre de mesures ont été conservées pour être intégrées au droit commun. Comme le rappelle cet article du Monde :
L’état d’urgence en matière terroriste de 2015, décidé après les attentats de Paris et de Saint-Denis, a été prolongé à six reprises, à chaque fois pour plus d’un mois, jusqu’à ce que le gouvernement le verse dans le droit commun avec la loi SILT du 30 octobre 2017 : un « effet de contamination » classique, qui veut que le législateur revienne rarement à une législation moins contraignante en matière de libertés publiques.
Le spectre du maintien de certaines des dispositions les plus controversées de l'état d'urgence sanitaire, à commencer par le projet de système de surveillance généralisée par le traçage, plane sur les débats. La catastrophe sanitaire se doublera-t-elle d'une régression catastrophique des libertés publiques ?


***


En ce moment-même, "l’incubateur de start-up d’État" est en train de travailler à la création d'un nouvel outil de traçage. Il ne faut pas attendre la période du déconfinement pour agir. De notre réaction présente dépend l'avenir de nos libertés publiques. C'est dès à présent qu'il faut donc dire, de concert avec l'Observatoire des Libertés et du Numérique, que "la crise sanitaire ne justifie pas d'imposer les technologies de surveillance".








samedi 4 avril 2020

Pour un plan national pour la culture ouverte, l’éducation ouverte et la santé ouverte

 Je republie ici le texte paru sur le site Framasoft et co-signé par Lionel Maurel, Silvère Mercier et Julien Dorra.

 Crise ou pas crise, nous avons tout le temps besoin d’un savoir ouvert

La crise sanitaire du coronavirus nous oblige à réévaluer ce qui est fondamental pour nos sociétés. Les personnes essentielles sont bien souvent celles qui sont invisibilisées et même peu valorisées socialement en temps normal. Tous les modes de production sont réorganisés, ainsi que nos formes d’interaction sociale, bouleversées par le confinement.
Dans ce moment de crise, nous redécouvrons de manière aigüe l’importance de l’accès au savoir et à la culture. Et nous constatons, avec encore plus d’évidence, les grandes inégalités qui existent parmi la population dans l’accès à la connaissance. Internet, qui semble parfois ne plus être qu’un outil de distraction et de surveillance de masse, retrouve une fonction de source de connaissance active et vivante. Une mediathèque universelle, où le partage et la création collective du savoir se font dans un même mouvement.
Face à cette situation exceptionnelle des institutions culturelles ou de recherche, rejointes parfois par des entreprises privées, font le choix d’ouvrir plus largement leurs contenus. On a pu ainsi voir des éditeurs donner un accès direct en ligne à une partie des livres de leur catalogue. En France, plusieurs associations de bibliothèques et d’institutions de recherche ont demandé aux éditeurs scientifiques de libérer l’intégralité des revues qu’ils diffusent pour favoriser au maximum la circulation des savoirs et la recherche. Aux États-Unis, l’ONG Internet Archive a annoncé le lancement d’une National Emergency Library libérée de toutes les limitations habituelles, qui met à disposition pour du prêt numérique 1,4 millions d’ouvrages numérisés.
« Personne ne doit être privé d’accès au savoir en ces temps de crise », entend-on. « Abaissons les barrières au maximum ». L’accès libre et ouvert au savoir, en continu, la collaboration scientifique et sociale qu’il favorise, ne sont plus seulement un enjeu abstrait mais une ardente nécessité et une évidence immédiate, avec des conséquences vitales à la clé.
Il aura fallu attendre cette crise historique pour que cette prise de conscience s’opère de manière aussi large.
Cet épisode aura aussi, hélas, révélé certaines aberrations criantes du système actuel.
Ainsi, le portail FUN a décidé de réouvrir l’accès aux nombreux MOOC (Massive Online Open Courses) qui avaient été fermés après leur période d’activité. Ces MOOC « à la française » n’avaient donc, dès le départ, qu’une simple étiquette d’ouverture et vivent selon le bon vouloir de leurs propriétaires.
Pire encore, le Centre National d’Enseignement à Distance (CNED) s’est opposé à la diffusion de ses contenus en dehors de son propre site au nom de la « propriété intellectuelle ». L’institution nationale a envoyé des courriers de menaces à ceux qui donnaient accès à ses contenus, alors que ses serveurs étaient inaccessibles faute de soutenir l’affluence des visiteurs. Voici donc mise en lumière l’absurdité de ne pas diffuser sous licence libres ces contenus pourtant produit avec de l’argent public.
Quelques semaines avant le développement de cette crise, le syndicat CGT-Culture publiait une tribune… contre la libre diffusion des œuvres numérisées par la Réunion des Musées Nationaux. On voit au contraire à la lumière de cette crise toute l’importance de l’accès libre au patrimoine culturel ! Il faut que notre patrimoine et nos savoirs circulent et ne soient pas sous la dépendance d’un acteur ou d’un autre !
Ces exemples montrent, qu’au minimum, une équation simple devrait être inscrite en dur dans notre droit sans possibilité de dérogation :
Ce qui est financé par l’argent public doit être diffusé en accès libre, immédiat, irréversible, sans barrière technique ou tarifaire et avec une liberté complète de réutilisation.
Cela devrait, déjà, s’appliquer aux données publiques : l’ouverture par défaut est une obligation en France, depuis 2016 et la Loi République Numérique. Cette obligation est hélas largement ignorée par les administrations, qui privent ainsi des moyens nécessaires ceux qui doivent la mettre en œuvre dans les institutions publique.
Mais toutes les productions sont concernées : les logiciels, les contenus, les créations, les ressources pédagogiques, les résultats, données et publications issues de la recherches et plus généralement tout ce que les agents publics produisent dans le cadre de l’accomplissement de leurs missions de service public.
Le domaine de la santé pourrait lui aussi grandement bénéficier de cette démarche d’ouverture. Le manque actuel de respirateurs aurait pu être amoindri si les techniques de fabrications professionnelles et des plans librement réutilisables avaient été diffusés depuis longtemps, et non pas en plein milieu de la crise, par un seul fabricant pour le moment, pour un seul modèle.
Novel Coronavirus SARS-CoV-2
Image colorisée d’une cellule infectée (en vert) par le SARS-COV-2 (en violet) – CC BY NIAID Integrated Research Facility (IRF), Fort Detrick, Maryland
Ceci n’est pas un fantasme, et nous en avons un exemple immédiat : en 2006, le docteur suisse Didier Pittet est catastrophé par le coût des gels hydro-alcooliques aux formules propriétaires, qui limite leurs diffusions dans les milieux hospitaliers qui en ont le plus besoin. Il développe pour l’Organisation Mondiale de la Santé une formule de gel hydro-alcoolique libre de tout brevet, qui a été associée à un guide de production locale complet pour favoriser sa libre diffusion. Le résultat est qu’aujourd’hui, des dizaines de lieux de production de gel hydro-alcoolique ont pu démarrer en quelques semaines, sans autorisations préalables et sans longues négociations.
Beaucoup des barrières encore imposées à la libre diffusion des contenus publics ont pour origine des modèles économiques aberrants et inefficaces imposés à des institutions publiques, forcées de s’auto-financer en commercialisant des informations et des connaissances qui devraient être librement diffusées.
Beaucoup d’obstacles viennent aussi d’une interprétation maximaliste de la propriété intellectuelle, qui fait l’impasse sur sa raison d’être : favoriser le bien social en offrant un monopole temporaire. Se focaliser sur le moyen – le monopole – en oubliant l’objectif – le bien social – paralyse trop souvent les initiatives pour des motifs purement idéologiques.
La défense des monopoles et le propriétarisme paraissent aujourd’hui bien dérisoires à la lumière de cette crise. Mais il y a un grand risque de retour aux vieilles habitudes de fermeture une fois que nous serons sortis de la phase la plus aigüe et que le confinement sera levé.
Quand l’apogée de cette crise sera passée en France, devrons-nous revenir en arrière et oublier l’importance de l’accès libre et ouvert au savoir ? Aux données de la recherche ? Aux enseignements et aux manuels ? Aux collections numérisées des musées et des bibliothèques ?
Il y a toujours une crise quelque part, toujours une jeune chercheuse au Kazakhstan qui ne peut pas payer pour accéder aux articles nécessaires pour sa thèse, un médecin qui n’a pas accès aux revues sous abonnement, un pays touché par une catastrophe où l’accès aux lieux physiques de diffusion du savoir s’interrompt brusquement.
Si l’accès au savoir sans restriction est essentiel, ici et maintenant, il le sera encore plus demain, quand il nous faudra réactiver l’apprentissage, le soutien aux autres, l’activité humaine et les échanges de biens et services. Il ne s’agit pas seulement de réagir dans l’urgence, mais aussi de préparer l’avenir, car cette crise ne sera pas la dernière qui secouera le monde et nous entrons dans un temps de grandes menaces qui nécessite de pouvoir anticiper au maximum, en mobilisant constamment toutes les connaissances disponibles.
Accepterons-nous alors le rétablissement des paywalls qui sont tombés ? Ou exigerons nous que ce qui a été ouvert ne soit jamais refermé et que l’on systématise la démarche d’ouverture aujourd’hui initiée ?
Photographie Nick Youngson – CC BY SA Alpha Stock Images
Pour avancer concrètement vers une société de l’accès libre au savoir, nous faisons la proposition suivante :
Dans le champ académique, l’État a mis en place depuis 2018 un Plan National Pour la Science Ouverte, qui a déjà commencé à produire des effets concrets pour favoriser le libre accès aux résultats de la recherche.
Nous proposons que la même démarche soit engagée par l’État dans d’autres champs, avec un Plan National pour la Culture Ouverte, un Plan National pour l’Éducation Ouverte, un Plan National pour la Santé Ouverte, portés par le ministère de la Culture, le ministère de l’Education Nationale et le ministère de la Santé.
N’attendons pas de nouvelles crises pour faire de la connaissance un bien commun.
Ce texte a été initié par :
  • Lionel Maurel, Directeur Adjoint Scientifique, InSHS-CNRS;
  • Silvère Mercier, engagé pour la transformation de l’action publique et les communs de capabilités;
  • Julien Dorra, Cofondateur de Museomix.
Nous appelons toutes celles et tous ceux qui le peuvent à le republier de la manière qu’elles et ils le souhaitent, afin d’interpeller les personnes qui peuvent aujourd’hui décider de lancer ces plans nationaux: ministres, députés, directrices et directeurs d’institutions. Le site de votre laboratoire, votre blog, votre Twitter, auprès de vos contacts Facebook: tout partage est une manière de faire prendre conscience que le choix de l’accès et de la diffusion du savoir se fait dès maintenant.