Cet article est conçu comme un complément au récent article de @Silvae, publié sur Bibliobsession : Quand bibliothèques et éditeurs financent des contenus sous licence Creative Commons.
La perspective ici est un peu différente : le but visé n'est pas de permettre la libre diffusion de contenus sous droits, mais de garantir la libre diffusion du produit de la numérisation d’œuvres du domaine public. Lancé en 2006 dans le cadre du projet « Numérisation à la demande » cofinancé par le Programme eTEN, et bénéficiant du financement de la Communauté européenne dans le cadre du Programme Culture, le programme eBooks on Demand (EoD) porte sur la numérisation de tout livre publié entre 1500 et 1900, autrement dit de toute œuvre appartenant de façon indubitable au domaine public. Actuellement, 36 bibliothèques européennes participent au programme.
Le principe de fonctionnement est simple. Un usager repère un ouvrage papier publié entre 1500 et 1900 sur le catalogue en ligne d'une bibliothèque partenaire du programme EoD. S'il souhaite que le contenu soit numérisé, il a la possibilité de cliquer sur l'icône EoD figurant dans la notice : il accède ainsi à un formulaire, lui permettant de demander à la bibliothèque de numériser l'exemplaire en sa possession. Le tarif, à la charge de l'usager, est fixé par la bibliothèque.
Voilà pour le processus en amont de la numérisation. Mais qu'en est-il des conditions de diffusion du produit de la numérisation ? L'ouvrage dans sa version numérique sera-t-il disponible seulement et uniquement pour l'usager, avec interdiction pour lui de partager l'œuvre en dehors du cercle de famille (copie privée)? Ou bien le produit de la numérisation devient-il librement accessible, partageable et réutilisable pour tout un chacun, une fois exaucée la première demande de numérisation ?
La première phrase de la réponse donnée par EoD dans la Foire aux Questions d'EOD est très claire :
Y a-t-il des restrictions pour utiliser les eBooks EOD ?
Non, il n’existe aucune restriction pour utiliser les fichiers de documents tombés dans le domaine public.
Rien que de très normal dans la réponse d'EoD. La numérisation d’œuvres du domaine public ne fait pas renaître des droits. Le Ministère de la Culture l'explique bien sur son site :
Seulement, dans la FaQ d'EoD, la réponse citée plus haut se poursuit ainsi :
Cette restriction d'usage est plus que problématique. La pratique qui consiste à imposer des restrictions d'utilisation allant au-delà de ce que la loi permet a un autre nom : le "Copyfraud", tel que défini par le juriste Jason Mazzone.
Elle paraît d'autant plus incompréhensible que les mêmes bibliothèques précisent systématiquement, par une autre clause-type, que les fichiers de la numérisation sont importés dans des dépôts numériques dédiés, et bénéficient ainsi d'un archivage pérenne (voir par exemple ici : "Public domain books or books for which we receive a declaration of consent from the author or publishing houses are imported by us into the digital library of the Library Am Guisanplatz and are thus globally available and also preserved for the long term.) On retombe dans un cas de schizophrénie bien connu des lecteurs assidus comme moi du blog de @Calimaq : dans le même temps où ces bibliothèques mettent en ligne des œuvres du domaine public, elles en restreignent la réutilisation, niant par là même la notion même de domaine public.
Les opérations de numérisation de documents ne confèrent à la bibliothèque aucun droit de propriété littéraire et artistique sur les œuvres ainsi reproduitesPar conséquent, il n'y a pas lieu de restreindre par une quelconque licence les conditions de réutilisation des fichiers issus de la numérisation d’œuvres du domaine public.
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Seulement, dans la FaQ d'EoD, la réponse citée plus haut se poursuit ainsi :
Néanmoins, les législations locales et nationales varient légèrement. Pour connaître le détail, cliquez ici.Non seulement, le principe de non-restriction de la réutilisation des œuvres du domaine public numérisées est susceptible d'être mis à mal par la surimposition de législations nationales voire locales, mais EoD autorise chaque bibliothèque à fixer elle-même ses propres conditions de réutilisation. De fait, on constate que la majeure partie des bibliothèques partenaires du programme EoD verrouillent par le biais de clauses contractuelles la réutilisation des œuvres numérisées. Parmi les 36 bibliothèques partenaires, 27 (sans doute 29 si l'on inclut la Bibliothèque de l’Académie Hongroise des Sciences et la Bibliothèque Universitaire de Vienne pour lesquelles une impossibilité d'accès ne permet pas de connaître exactement les conditions d'utilisation) imposent comme la Bibliothèque Universitaire de Bratislava, la condition que la réutilisation des fichiers numérisés doit être personnelle et non commerciale. La clause-type qui revient le plus souvent est la suivante :
Unless agreed otherwise, the Customer is granted the right to use the delivered products for his/her own purposes on any hardware to be provided by the Customer. All uses in excess thereof are subject to separate written agreement. The Customer is only entitled to use the products within the scope of these General Terms and Conditions. He/She is not entitled to make products available to third parties, whether for consideration or free of charge.Le client n'a le droit que de télécharger l’œuvre numérisée sur son disque dur. Tout autre usage doit être soumis à un accord écrit séparé. Le client n'est pas autorisé à rendre le produit de la numérisation disponible pour des parties tierces, que ce soit pour une exploitation commerciale ou pour une mise à disposition gratuite. La clause est tellement restrictive, qu'on peut se demander si elle ne fait pas barrage à l'application de l'exception pour copie privée.
Cette restriction d'usage est plus que problématique. La pratique qui consiste à imposer des restrictions d'utilisation allant au-delà de ce que la loi permet a un autre nom : le "Copyfraud", tel que défini par le juriste Jason Mazzone.
Elle paraît d'autant plus incompréhensible que les mêmes bibliothèques précisent systématiquement, par une autre clause-type, que les fichiers de la numérisation sont importés dans des dépôts numériques dédiés, et bénéficient ainsi d'un archivage pérenne (voir par exemple ici : "Public domain books or books for which we receive a declaration of consent from the author or publishing houses are imported by us into the digital library of the Library Am Guisanplatz and are thus globally available and also preserved for the long term.) On retombe dans un cas de schizophrénie bien connu des lecteurs assidus comme moi du blog de @Calimaq : dans le même temps où ces bibliothèques mettent en ligne des œuvres du domaine public, elles en restreignent la réutilisation, niant par là même la notion même de domaine public.
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Au contraire, d'autres bibliothèques partenaires du programmes EoD jouent le jeu de la libre réutilisation. Six bibliothèques apposent au produit de la numérisation la licence Public Domain Mark. Il s'agit de la Bibliothèque Universitaire de l'Académie des Beaux-Arts de Vienne, de la Bibliothèque Universitaire et Régionale du Tyrol, de la Bibliothèque Centrale de Zurich, de la Bibliothèque Royale du Danemark, de la Bibliothèque Universitaire de Berne et de la Bibliothèque Nationale de Suède.
Quant à la Bibliothèque Interuniversitaire de Santé (BIUS),elle a fait le choix de la Licence Ouverte/Open Licence élaborée par la mission Etalab. Bien que garantissant une libre réutilisation du produit de la numérisation, cette licence paraît moins appropriée que la licence Public Domain Mark, conçue pour garantir une protection contre les enclosures informationnelles. Mais l'essentiel, c'est que la BIUS libère au lieu d'emprisonner par le biais de clauses abusives, le produit de la numérisation des œuvres du domaine public
Quant à la Bibliothèque Interuniversitaire de Santé (BIUS),elle a fait le choix de la Licence Ouverte/Open Licence élaborée par la mission Etalab. Bien que garantissant une libre réutilisation du produit de la numérisation, cette licence paraît moins appropriée que la licence Public Domain Mark, conçue pour garantir une protection contre les enclosures informationnelles. Mais l'essentiel, c'est que la BIUS libère au lieu d'emprisonner par le biais de clauses abusives, le produit de la numérisation des œuvres du domaine public
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En résumé, il n'est parfois pas de pire ennemi à la diffusion des œuvres du domaine public que les bibliothèques elles-mêmes. Les bibliothèques qui souhaitent adopter une démarche de dissémination des œuvres du domaine public, doivent réfléchir non pas simplement aux conditions techniques et logistiques de la numérisation, mais aux conditions juridiques de la réutilisation du produit de la numérisation des œuvres du domaine public.
Post Scriptum du 29 mai 2014. Suite à la publication de cet article, deux personnes m'ont signalé via le réseau qui gazouille, deux initiatives visant la même finalité que le programme EoD :
1) @Calimaq me signale le site de réédition à la demande Numalire.
Lancé en septembre 2013 par la société YABé, Numalire repose sur un partenariat construit avec des bibliothèques patrimoniales. Actuellement, ces bibliothèques sont au nombre de huit : la Bibliothèque Sainte Geneviève, la Bibliothèque des Arts Décoratifs, la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP, la Bibliothèque de l’Hôtel de Ville de Paris (BHdV), la Bibliothèque Forney, la Bibliothèque Marguerite Durand, la Bibliothèque de l'Académie Nationale de Médecine et la Bibliothèque de l'INRA. Le financement repose sur le principe du crowdfunding : un lecteur souhaite voir numérisée une oeuvre du domaine public ; il demande à Numalire un devis ; une fois le devis établi, il lance par le biais de Numalire une souscription, afin de solliciter la participation d'autres personnes. Le montant minimum de participation est de 10€. Si la souscription aboutit, les contributeurs obtiennent la possibilité de télécharger un exemplaire en format pdf –copie conforme de l’original - sous licence Public Domain Mark 1.0.
2) @LAlbaret m'indique que le Service Interétablissement de la Documentation SID2 Grenoble a mis en place un service gratuit et ouvert à tous de numérisation à la demande pour les œuvres du domaine public. Le produit de la numérisation est diffusé sous licence CC0. Bravo au SID2 !
Post Scriptum du 29 mai 2014. Suite à la publication de cet article, deux personnes m'ont signalé via le réseau qui gazouille, deux initiatives visant la même finalité que le programme EoD :
1) @Calimaq me signale le site de réédition à la demande Numalire.
Lancé en septembre 2013 par la société YABé, Numalire repose sur un partenariat construit avec des bibliothèques patrimoniales. Actuellement, ces bibliothèques sont au nombre de huit : la Bibliothèque Sainte Geneviève, la Bibliothèque des Arts Décoratifs, la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP, la Bibliothèque de l’Hôtel de Ville de Paris (BHdV), la Bibliothèque Forney, la Bibliothèque Marguerite Durand, la Bibliothèque de l'Académie Nationale de Médecine et la Bibliothèque de l'INRA. Le financement repose sur le principe du crowdfunding : un lecteur souhaite voir numérisée une oeuvre du domaine public ; il demande à Numalire un devis ; une fois le devis établi, il lance par le biais de Numalire une souscription, afin de solliciter la participation d'autres personnes. Le montant minimum de participation est de 10€. Si la souscription aboutit, les contributeurs obtiennent la possibilité de télécharger un exemplaire en format pdf –copie conforme de l’original - sous licence Public Domain Mark 1.0.
2) @LAlbaret m'indique que le Service Interétablissement de la Documentation SID2 Grenoble a mis en place un service gratuit et ouvert à tous de numérisation à la demande pour les œuvres du domaine public. Le produit de la numérisation est diffusé sous licence CC0. Bravo au SID2 !