Nous sommes à quelques jours d'un évènement national important pour le monde de la recherche et des bibliothèques : le consortium universitaire de publications numériques Couperin organise les 24 et 25 janvier deux journées consacrées aux archives ouvertes et intitulées: "Généraliser l'accès ouvert aux résultats de la recherche".
Le problématique des deux journées est la suivante : "Comment parvenir à 100 % d'accessibilité aux résultats de la recherche financée sur des fonds publics, dans les meilleurs délais ?" L'interrogation fait suite à une Recommandation émise par la Commission européenne le 17 juillet 2012.
L'identité des participants contribue à donner beaucoup de poids à l'évènement:
Pour la musique, ce n'est guère mieux. Comme l'a révélé dès le 13 juillet 2012 le site Actualitté qui s'était procuré un document préparatoire, pendant la période d'exclusivité de 10 ans, ne seront proposés au libre accès que des extraits de 90 secondes sur Gallica.
Durant les 10 ans d'exclusivité, les prestataires retenus (ProQuest pour le permier accord, Believe Digital et Memnon Archiving Services pour le second) seront libres de revendre les données numérisées auprès de leurs clients, publics ou privés.
Pour plus de détails, se reporter au document :
Le consortium Couperin fera-t-il le grand écart les 24 et 25 janvier 2013 ?
Montage à partir de: Grand écart aérien. 24e édition du Grand Prix de THIAIS de Gymnastique rythmique au Palais Omnisports de Thiais. Photo : Julien Paisley. CC-BY-NC. Source : Flickr
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L'identité des participants contribue à donner beaucoup de poids à l'évènement:
- Des figures historiques du mouvement de l'open access telles que Stevan Harnad et Jean-Claude Guédon participeront à l'évènement.
- Jens Vigen, directeur de la bibliothèque du CERN y présentera le projet SCOAP3, sans doute le projet le plus radical à ce jour en matière de libre accès à l'information. Le principe est double: 1) ouverture des revues - le CERN oblige sept éditeurs de douze revues spécialisées en physique des hautes énergies à rendre les articles librement accessibles 2) peer reviewing : la monétisation des accès aux revues concernées n'entre plus en ligne de compte dans le calcul de la rétribution allouée aux éditeurs; ceux-ci perçoivent une rétribution, mais seulement pour l'organisation du peer reviewing.
- Sera explicitée la position des présidents de la CPU, de la CGE, de la CDEFI et du CNRS
- Geneviève Fioraso, Ministre de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche exposera la position de la France sur l'Open Access.
Par ailleurs, ces journées se produisent dans un contexte très particulier marqué par deux évènements antagoniques. D'un côté, le suicide du jeune informaticien Aaron Swartz vient rappeler combien il peut être dangereux (Swartz encourait jusqu'à 35 ans de prison et 1 million d'amende), de vouloir partager des biens communs de la connaissance issus de la recherche publique, lorsqu'ils font l'objet d'une appropriation abusive par des entreprises privées.
De l'autre, l'annonce par la Bibliothèque nationale de France de la signature de deux accords avec des prestataires pour la numérisation de livres anciens de 1470 à 1700 et de 200 000 disques vinyles 78 et 33 tours. Or le programme de numérisation est assorti de clauses d'exclusivité particulièrement préoccupantes.
Obsidian Eagle 2013 |
D'un point de vue éthique d'abord. Ces ouvrages, et une bonne partie des enregistrements appartiennent au domaine public. Or, comme l'indique le gouvernement sur son portail, les ouvrages sous leur forme numérisée seront pour la plupart inaccessibles pendant une période d'exclusivité de dix ans :
Une sélection de 3500 ouvrages, choisis par la BnF, sera en libre accès immédiat sur Gallica. Au fur et à mesure de la numérisation, les autres ouvrages numérisés seront accessibles à tous les lecteurs de la BnF pendant dix ans avant d’être mis en libre accès à leur tour sur Gallica.
Durant les 10 ans d'exclusivité, les prestataires retenus (ProQuest pour le permier accord, Believe Digital et Memnon Archiving Services pour le second) seront libres de revendre les données numérisées auprès de leurs clients, publics ou privés.
Pour plus de détails, se reporter au document :
Le financement du programme de numérisation s'inscrit dans le cadre des Investissements d'Avenir (autrement dit le projet mobilise des deniers publics). Les collectivités et les bibliothèques universitaires ou de lecture publique qui voudront bénéficier de l'accès aux ressources numérisées devront souscrire un abonnement. Il leur sera demandé de participer au financement... d'un investissement public. Comme l'écrit @calimaq sur son blog : "On aboutira donc à ce paradoxe que l’argent public de l’emprunt sera remboursé par de l’argent public, versé par des collectivités ou des établissements publics". Cela relève d'un savant tour de passe-passe budgétaire.
Du point de vue juridique, c'est la première fois qu'on voit se constituer un partenariat public-privé organisant l'appropriation exclusive et temporaire de l'accès à la version numérique d'oeuvres du domaine public. Jusqu'à la date de l'annonce des accords, l'expression d' "exploitation exclusive du domaine public" était une oxymore : par définition, le domaine public est l'ensemble des "biens non susceptibles d'appropriation privée". Depuis l'annonce des accords, les étudiants de droit de première année ne pourront plus être recalés en écrivant une affirmation aussi problématique. Bref, avec la Bnf et le soutien du Ministère de la Culture et de la Caisse des Dépôts, le droit se réinvente !
Il y aurait deux moyens pour la BnF de répliquer aux critiques qui commencent à fuser de toutes parts (par exemple ici, là, de ce côté, ou bien encore ici, ou là) :
- Considérer les accords de partenariats publics-privés comme de simples actes de concessions temporaires.Seulement voilà : pour accorder une concession sur les oeuvres numérisées, autrement dit pour céder le droit à des tiers d'en percevoir les fruits (le fructus), il faudrait que la BnF soit propriétaire des oeuvres du domaine public (qu'elle en détienne l'abusus). Ce qui ressemble beaucoup à une nouvelle oxymore : une institution publique ne saurait être propriétaire d'une oeuvre du domaine public, elle en est au mieux la dépositaire. Le domaine public appartient aux citoyens et à la Nation, non aux institutions culturelles qui en assurent la conservation. Est-ce qu'il n'aurait pas fallu que la BnF sollicite au préalable l'avis du Conseil d'Etat?
Écrit trop vite, ce paragraphe
présentait un raisonnement erroné. Il n'en reste pas moins que l'hypothèse
d'une "concession" pose un certain nombre de problèmes. En préambule,
distinguons deux types de domaines publics : un domaine public de construction doctrinale
relevant de la propriété littéraire et artistique et un domaine public au sens
administratif, consacré par le Code général de la Propriété des Personnes
Publiques (CG3P).
- Considérer que les oeuvres sous leur forme numérisée sont des données publiques culturelles en appliquant le raisonnement exposé dans un billet précédent: "en tant qu'ensemble de données composées de 0 et de 1, les œuvres [du domaine public] numérisées sont des données publiques culturelles et peuvent faire l'objet de restrictions d'accès" au nom du principe de l'exception culturelle énoncé par l’art. 11 de la loi du 17 juillet 1978. Seulement la jurisprudence est en train de battre en brèche la sacro-sainte exception : l'arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Lyon du 4 juillet 2012 énonce que les données détenues par les Archives Départementales, et plus généralement les données culturelles, sont bien soumises, au principe de libre réutilisation énoncé par l'ordonnance de 2005. Le principe d'ouverture l'emporte sur le régime dérogatoire de l'exception culturelle.
Appliquons le raisonnement jusqu'au bout : si le régime de l'exception culturelle n'a pas lieu de s'appliquer aux oeuvres du domaine public numérisées dans le cadre du partenariat public privé, cela signifie que ces dernières entrent dans le droit commun des données publiques. Or l'article 14 de l'ordonnance de 2005 énonce :
La réutilisation d'informations publiques ne peut faire l'objet d'un droit d'exclusivité accordé à un tiers, sauf si un tel droit est nécessaire à l'exercice d'une mission de service public.
Le droit d'exclusivité accordé par la Bnf aux sociétés ProQuest, Believe Digital et Memnon Archiving Services est-il "nécesssaire à l'exercice d'une mission de service public" ? Rien n'est moins sûr. Le PPP n'implique-t-il pas au contraire un dévoiement des missions premières de la Bnf en matière de mise à disposition du domaine public ?
Pour conclure, revenons maintenant aux journées Couperin du 24 et du 25 janvier. Les accords signés par la BnF, en restreignant pendant 10 ans la consultation des oeuvres sous leur forme numérisée dans les emprises de la BnF, constitueront un frein à l'essor de la recherche académique, principalement dans le domaine des Digital Humanities. Sachant par ailleurs que le consortium Couperin, la CPU, la CGE, la CDEFI, et le CNRS ont maintes fois affirmé leur attachement au développement de l'Open Access, on ne voit pas comment ces instances pourront faire l'économie d'un débat et d'une prise de position publique à propos des accords. Et on les imagine difficilement exprimer un avis positif, sauf à courir le risque de se trouver dans une posture assez inconfortable de grand écart...
Du point de vue juridique, c'est la première fois qu'on voit se constituer un partenariat public-privé organisant l'appropriation exclusive et temporaire de l'accès à la version numérique d'oeuvres du domaine public. Jusqu'à la date de l'annonce des accords, l'expression d' "exploitation exclusive du domaine public" était une oxymore : par définition, le domaine public est l'ensemble des "biens non susceptibles d'appropriation privée". Depuis l'annonce des accords, les étudiants de droit de première année ne pourront plus être recalés en écrivant une affirmation aussi problématique. Bref, avec la Bnf et le soutien du Ministère de la Culture et de la Caisse des Dépôts, le droit se réinvente !
Il y aurait deux moyens pour la BnF de répliquer aux critiques qui commencent à fuser de toutes parts (par exemple ici, là, de ce côté, ou bien encore ici, ou là) :
- Considérer les accords de partenariats publics-privés comme de simples actes de concessions temporaires.
Mise à jour du 22 janvier :
Le CG3P distingue le domaine
public et le domaine privé d'une personne publique. Le domaine public
(principes d'inaliénabilité des biens et imprescriptibilité de la propriété
publique) est bien plus protecteur que le domaine privé. D'après l'article 2012-1
du CG3P, les livres rares, anciens ou précieux de la BnF font partie du domaine
public mobilier de la personne publique. La BnF est donc titulaire d'une droit de propriété sur ces ouvrages.
Le CG3P ne dit rien du patrimoine immatériel issu de la numérisation de ces
ouvrages : appartient-il au domaine public de la personne publique ou à son
domaine privé ?
Dans le premier cas, autrement
dit dans celui de l'extension du domaine public au patrimoine immatériel (scénario préconisé par exemple par le
vice-président du Conseil d'Etat), une question se pose : la cession à des
tiers de l'exploitation des fichiers numériques ne contrevient-elle pas aux
exigences qui s'attachent à la protection du domaine public (au sens administratif),
lesquelles « résident en particulier dans l'existence et la continuité du
service public dont le domaine public est le siège, dans les droits et libertés
des personnes à l'usage desquelles il est affecté ainsi que dans la protection
du droit de propriété que l'article 17 de la Déclaration de 1789 accorde aux
propriétés publiques comme aux propriétés privées » (Cons. const. 26 juin 2003,
n° 2003-473 DC, Rec. Cons. const. 382) [Se reporter à T. Soleilhac, « Les
bibliothèques numériques, un domaine public immatériel », AJDA, 2008, p. 1133]
- Considérer que les oeuvres sous leur forme numérisée sont des données publiques culturelles en appliquant le raisonnement exposé dans un billet précédent: "en tant qu'ensemble de données composées de 0 et de 1, les œuvres [du domaine public] numérisées sont des données publiques culturelles et peuvent faire l'objet de restrictions d'accès" au nom du principe de l'exception culturelle énoncé par l’art. 11 de la loi du 17 juillet 1978. Seulement la jurisprudence est en train de battre en brèche la sacro-sainte exception : l'arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Lyon du 4 juillet 2012 énonce que les données détenues par les Archives Départementales, et plus généralement les données culturelles, sont bien soumises, au principe de libre réutilisation énoncé par l'ordonnance de 2005. Le principe d'ouverture l'emporte sur le régime dérogatoire de l'exception culturelle.
Appliquons le raisonnement jusqu'au bout : si le régime de l'exception culturelle n'a pas lieu de s'appliquer aux oeuvres du domaine public numérisées dans le cadre du partenariat public privé, cela signifie que ces dernières entrent dans le droit commun des données publiques. Or l'article 14 de l'ordonnance de 2005 énonce :
La réutilisation d'informations publiques ne peut faire l'objet d'un droit d'exclusivité accordé à un tiers, sauf si un tel droit est nécessaire à l'exercice d'une mission de service public.
Le droit d'exclusivité accordé par la Bnf aux sociétés ProQuest, Believe Digital et Memnon Archiving Services est-il "nécesssaire à l'exercice d'une mission de service public" ? Rien n'est moins sûr. Le PPP n'implique-t-il pas au contraire un dévoiement des missions premières de la Bnf en matière de mise à disposition du domaine public ?
Pour conclure, revenons maintenant aux journées Couperin du 24 et du 25 janvier. Les accords signés par la BnF, en restreignant pendant 10 ans la consultation des oeuvres sous leur forme numérisée dans les emprises de la BnF, constitueront un frein à l'essor de la recherche académique, principalement dans le domaine des Digital Humanities. Sachant par ailleurs que le consortium Couperin, la CPU, la CGE, la CDEFI, et le CNRS ont maintes fois affirmé leur attachement au développement de l'Open Access, on ne voit pas comment ces instances pourront faire l'économie d'un débat et d'une prise de position publique à propos des accords. Et on les imagine difficilement exprimer un avis positif, sauf à courir le risque de se trouver dans une posture assez inconfortable de grand écart...
J'émets un bémol à ce que tu avances concernant la BnF qui ne serait pas "propriétaire" des oeuvres du DP qu'elle détient. Moralement, elle le l'est certes pas, juridiquement, c'est autre chose...
RépondreSupprimerLe gros problème est qu'en fait, elle détient bien l'abusus sur ces oeuvres au nom de la domanialité publique car le domaine public au sens de la Propriété littéraire et artistique n'est qu'une construction doctrinale et n'a pas de définition légale ou jurisprudentielle.
Le Conseil d'Etat a par ailleurs déjà validé (http://arianeinternet.conseil-etat.fr/arianeinternet/getdoc.asp?id=195670&fonds=DCE&item=1) la décision d'une administration de violer le domaine public (au sens PLA) au nom de la domanialité publique. Ceci en raison de l'absence de mention au domaine public (PLA) dans les différents codes. Ne voyant pas de mention protectrice du DP (PLA) dans les codes visés, celui-ci n'étant qu'une construction doctrinale définie a contrario des droits patrimoniaux, le CE a confirmé sa forte fragilité juridique.
Cette décision terrible contredit ce que tu dis (et qui est bien sûr légitime) sur l'inappropriabilité du domaine public (PLA) par une administration dépositaire de sa forme matérielle (au nom du droit de la domanialité publique).
Ce scandale des accords BnF rappelle une nouvelle fois qu'il est urgent d'inscrire dans la loi (http://scinfolex.wordpress.com/2012/10/27/i-have-a-dream-une-loi-pour-le-domaine-public-en-france/) la protection du domaine public (notamment) contre les administrations qui détiennent les supports matérielles des oeuvres en faisant partie.