Dans un ouvrage important paru récemment, Pierre Dardot et Christian Laval étudient les fondements de l'émergence des nombreux mouvements politiques qui revendiquent les "communs" contre les nouvelles formes d'appropriation privée et étatique. Les auteurs refusent d'employer le terme de "biens communs", source d'ambiguïtés selon eux, parce que l'expression présente l'inconvénient de réifier les communs. Ils préfèrent parler "du commun". Non seulement le commun ne recouvre pas que des éléments donnés par nature comme l'eau, la terre ou l'air. Mais surtout, le commun se définit comme la résultante d'une activité commune de co-construction. L'institution précède l'essence, en quelque sorte.
Pour étayer la thèse, les auteurs mènent une enquête archéologique. L'enjeu est de retrouver dans l'Histoire du droit et des institutions les linéaments d'un concept du commun comme pensée de la mise en commun, qui aurait été occulté par une relecture rétrospective menée au travers du prisme déformant du paradigme propriétaire.
Pour étayer la thèse, les auteurs mènent une enquête archéologique. L'enjeu est de retrouver dans l'Histoire du droit et des institutions les linéaments d'un concept du commun comme pensée de la mise en commun, qui aurait été occulté par une relecture rétrospective menée au travers du prisme déformant du paradigme propriétaire.
Les res communes : une notion en lisière du juridique
En droit romain, on distingue traditionnellement les res communes, les choses communes, ("l'air, l'eau courante, la mer et le rivage de la mer" [1]) qui sont inappropriables et les res nullius (biens sans maître), biens "simplement inappropriés et, par là même, appropriables par le premier occupant" [2] : "animaux sauvages qui se chassent et se pêchent, pierres ou perles ramassées sur la grève, trésors inventés."[3]
Il existe cependant une deuxième catégorie de res nullius, les res nullius in bonis, ou choses publiques ("les fleuves, les routes, les places et les théâtres" p. 35). Or il y a une certaine difficulté à opérer une distinction entre "choses publiques" (res nullius in bonis) et choses communes (res communes). Choses publiques et choses communes ne se distinguent pas par l'usage: elles sont affectées à l'usage de tous. De plus, choses publiques et choses communes sont pareillement inappropriables.
La différence tient à l'acte de qualification qui institue les choses publiques. Celles-ci sont rendues inappropriables en vertu d'une décision institutionnelle visant à les retrancher de la sphère de la
propriété, alors que les res communes sont considérées comme inappropriables par nature. Ne relevant pas d'un acte instituant, les res communes ne s'intègrent pas vraiment dans le droit romain, elles forment un "enclos pré-juridique"[4]. Pour le dire autrement, la notion de chose commune n'est pas une notion pleinement juridique au regard du droit romain, dans la mesure où son caractère d'inappropriabililité est défini en fonction d'un donné naturel. Inversement, les choses publiques ou les choses de droit divin sont rendues inappropriables par un acte de droit public ou un acte sacral.
La notion de choses communes par nature est d'autant plus située dans une zone en marge du droit romain, qu'elle est très éloignée dans sa conception du concept de res. Initialement, ce dernier ne désigne pas un objet par opposition à un sujet, mais définit plutôt un processus :
"le noyau sémantique de la notion [de res] renvoie d'abord et avant tout au procès, à l'affaire à débattre, et c'est à partir de ce noyau qu'on est passé de l' "affaire" contestée à la "chose" qui est l'origine du conflit" (p. 36)
La conclusion de Dardot et Laval est sans appel :
"Il y a donc peu d'enseignements à tirer de cette catégorie située à la limite du juridique. Aussi ne doit-on pas étendre la notion de "choses communes" que nous avons héritée du droit romain. Bien plutôt convient-il de l'abandonner et de renoncer une fois pour toutes à l'idée qu'il existe des choses par nature inappropriables pour fonder vraiment et entièrement en droit l'inappropriabilité." (p. 37)
Dardot et Laval en viennent à mettre en question certains des fondements de la théorie économique des biens communs. Adosser la philosophie des communs à la distinction entre biens rivaux et exclusifs (les biens purement privés, telles les marchandises), biens non rivaux et non exclusifs (biens purement publics, tels l'éclairage public, la défense nationale, l'éclairage des phares, etc.), biens exclusifs et non rivaux (biens de club tels les autoroutes à péage ou spectacles sportifs payants), biens non exclusifs mais rivaux, (les biens communs, tels les zones de pêche, les pâturages ouverts, les systèmes d'irrigation...), c'est encore et toujours faire dépendre le commun "des qualités intrinsèques des biens eux-mêmes". C'est en rester à "un naturalisme qui voudrait classer les biens selon leurs caractères intrinsèques" (p. 157)
Le commun doit être bien plutôt conçu comme la résultante d'une praxis : "c'est seulement l'activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes" (p. 49). Dardot et Laval décèlent les linéaments de cette pensée dans Les Politiques d'Aristote. Ils en déduisent par là même une redéfinition du commun à rebours de l'illusion naturaliste :
Le commun doit être bien plutôt conçu comme la résultante d'une praxis : "c'est seulement l'activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes" (p. 49). Dardot et Laval décèlent les linéaments de cette pensée dans Les Politiques d'Aristote. Ils en déduisent par là même une redéfinition du commun à rebours de l'illusion naturaliste :
"Voilà ce qui éclaire singulièrement ce que nous appelons le "renversement dans la méthode" par lequel il faut remonter à l'agir commun comme étant au principe de tout commun au lieu de présenter le commun comme un donné naturel indépendant de l'agir humain (p. 239)
Le commun doit résulter d'un acte de mise en commun. Mais à quel horizon se déploie-t-il ? Le commun échappe-t-il à la sphère de la propriété ?
Instituer le commun comme inappropriable
La Summa Divisio (division du droit entre le droit public et le droit privé) est considérée en droit comme la mère de toutes les divisions. Elle structure l'espace juridique autour de deux propriétés: la propriété publique et la propriété privée. C'est dire que la Summa Divisio arrime le droit tout entier à la propriété, perçue comme le substrat sur lequel se déploient les racines du droit. Le droit de propriété est "fondé comme droit exclusif et absolu" (p. 231) et il n'est pas possible de sortir de l'alternative: propriété publique ou propriété privée.
Selon une idée répandue, la bipartition droit public/droit privé serait un héritage direct du droit romain. Il s'agirait d'un héritage continu et intangible. Et non seulement la doctrine juridique majoritaire présente cette structuration comme indépassable, mais les théoriciens du néo-libéralisme invoquent sa prétendue immuabilité pour l'instituer comme justification des accords de mondialisation les plus récents, fondés sur la prévalence du contrat (droit privé) sur les législations étatiques (droit public).
Laval et Dardot se demandent si cette structuration juridique a toujours été insurmontable, si elle relève véritablement d'une continuité quasi atemporelle. En fait, la division du droit public et du droit privé est une distinction assez récente, puisque sa première expression date du XVIe siècle, au moment de l'émergence d'un "individualisme propriétaire". Et si la nécessité d'une Summa Divisio ne s'est pas fait sentir avant ce moment, c'est qu'initialement, le droit romain n'était pas scindé entre deux types de propriétés, la propriété publique et la propriété privée. Le droit était le lieu d'un clivage d'une toute autre nature: entre l'appropriable et l'inappropriable. D'un côté, les biens sans maître (res nullius), parties intégrantes d'un patrimoine public, et susceptibles à ce titre de faire l'objet d'une appropriation par le premier occupant. De l'autre, les choses publiques (res nullius in bonis) affectées à un usage public, rendues inappropriables en vertu d'un acte instituant.
Selon une idée répandue, la bipartition droit public/droit privé serait un héritage direct du droit romain. Il s'agirait d'un héritage continu et intangible. Et non seulement la doctrine juridique majoritaire présente cette structuration comme indépassable, mais les théoriciens du néo-libéralisme invoquent sa prétendue immuabilité pour l'instituer comme justification des accords de mondialisation les plus récents, fondés sur la prévalence du contrat (droit privé) sur les législations étatiques (droit public).
Laval et Dardot se demandent si cette structuration juridique a toujours été insurmontable, si elle relève véritablement d'une continuité quasi atemporelle. En fait, la division du droit public et du droit privé est une distinction assez récente, puisque sa première expression date du XVIe siècle, au moment de l'émergence d'un "individualisme propriétaire". Et si la nécessité d'une Summa Divisio ne s'est pas fait sentir avant ce moment, c'est qu'initialement, le droit romain n'était pas scindé entre deux types de propriétés, la propriété publique et la propriété privée. Le droit était le lieu d'un clivage d'une toute autre nature: entre l'appropriable et l'inappropriable. D'un côté, les biens sans maître (res nullius), parties intégrantes d'un patrimoine public, et susceptibles à ce titre de faire l'objet d'une appropriation par le premier occupant. De l'autre, les choses publiques (res nullius in bonis) affectées à un usage public, rendues inappropriables en vertu d'un acte instituant.
Tirant la leçon de ce détour qui est en même temps une relecture de l'histoire des institutions et des faits sociaux, les auteurs prônent la refondation du commun sur la base d'un acte instituant de mise en commun, contre et hors de la sphère de la propriété. Il faut opposer le droit d'usage à la propriété :
L'usage instituant des communs n'est pas un droit de propriété, il est la négation en acte du droit de propriété sous toutes ses formes parce qu'il est la seule forme de prise en charge de l'inappropriable (p. 480)
***
Le livre de Dardot et Laval recèle bien d'autres analyses et il me faudrait plusieurs autres billets pour tenter d'en faire le tour. Je ne peux que vous inviter à vous y plonger...
Notes :
Dans leur enquête archéologique, les auteurs s'appuient principalement sur trois sources :
[1] et [2] Marie-Alice CHARDEAUX, Les choses communes, LGDJ, Paris, 2006.
[3] Yan THOMAS, "La valeur des choses. Le droit romain hors la religion", Annales. Histore, Sciences sociales, 2002/6, pp. 1431-1462.
[4] Yan THOMAS, "Res, chose et patrimoine. Note sur le rapport sujet-objet en droit romain." Archives de philosophie du droit, n°25, 1980.
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